Essai sur la philosophie de Dante (09)

Francisco Javier Fernández ChentoLivres de Frédéric OzanamLeave a Comment

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Author: Frédéric Ozanam · Year of first publication: 1838.
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SECONDE PARTIE CH. 4 : Le bien

Déjà plusieurs fois, dans le cours de ces recherches, le bien s’est laissé entrevoir sous des apparences diverses. Il est temps de l’aborder, face à face, et d’aller à lui en s’élevant, par une ascension progressive, du connu à l’inconnu ; de l’homme à la société ; de la vie mortelle à l’immortalité ; des créatures, renfermées dans les conditions de la matière et du temps, aux êtres supérieurs, qui en furent toujours affranchis.

1 le bien, pour l’homme, c’est ce qu’il doit être ; c’est la fin dernière de son existence. Cette fin peut être considérée tour à tour comme extérieure, puisqu’on y tend ; et comme intérieure, puisqu’un moment vient qu’on y touche. Le bien, objet externe, à la possession duquel on s’efforce d’atteindre, est le bonheur ; le bien, type interne qu’on réalise en soi, s’appelle perfection.

La fin de l’homme lui est manifestée par un instinct que la bonté divine déposa dans lui, comme un germe, obscur dans le principe et facile à confondre avec les appétits vulgaires des animaux.

Il perçoit d’abord l’existence d’une chose inconnue, à laquelle il aspire, en laquelle seule ses désirs se reposeront. Puis, il la cherche : entre les êtres dont il est environné, il se distingue et se préfère lui-même. Ensuite, distinguant en soi plusieurs parties, il préfère celle qui est la plus noble, c’est-à-dire, l’âme ; et, comme il est naturel de se complaire dans la jouissance de la chose aimée, il se complaît surtout dans l’usage des facultés dont son âme est pourvue. Il apprend donc qu’il n’est pas né pour la vie grossière des brutes, mais pour aimer et connaître. Or, si les deux principales facultés de l’âme sont l’intelligence et la volonté, il faut lui attribuer deux sortes de fonctions : les unes spéculatives, et les autres pratiques. Dès lors, il y a pour l’homme deux destinées ici-bas : l’une, active, où il s’efforce d’opérer lui-même ; l’autre, contemplative, où il considère les opérations de Dieu et de la nature. Ces deux destinées, figurées, dans l’ancien testament par Lia et Rachel, dans le nouveau par Marthe et Marie, sont représentées dans le poème par Mathilde, la grande et énergique comtesse, et par Béatrix, la sainte inspirée. La vie active, en développant la volonté de l’homme, le conduit à un premier degré de perfection, et la conscience qu’il a de cette perfection obtenue lui donne une première mesure de bonheur. Mais la vie contemplative est la meilleure part, puisqu’elle consiste dans l’exercice de la faculté la plus excellente : l’intelligence.

Or, l’intelligence ne saurait parvenir ici-bas à son exercice le plus complet, qui est de contempler l’être souverainement intelligible : Dieu. Donc, la fin vraiment dernière, la perfection, le bonheur dignes de ce nom, ne s’atteignent pas en ce monde. -les trois femmes qui allèrent visiter le sauveur au sépulcre ne l’y trouvèrent pas, mais, à sa place, un ange qui leur dit : il n’est point ici, vous le verrez ailleurs. De même, trois écoles : celles d’Epicure, de Zénon, et d’Aristote, vont chercher, dans ce tombeau terrestre que nous habitons, le souverain bien qu’elles n’y trouvent point. Mais le sentiment intérieur, qui vient d’en haut comme un messager divin, nous fait savoir qu’en une autre vie ce bien nous attend.

Ainsi, l’instinct confus, dont nous avions signalé la naissance, n’est autre chose que l’amour du bien, que la soif innée et perpétuelle d’une félicité sans bornes. Il neutralise en nous la puissance des lois de la nature, qui nous retiennent enchaînés sur la terre ; il nous entraîne dans une sphère plus haute, et plus pure ; il nous fait sortir des conditions ordinaires de l’humanité ; et, pour exprimer, en un mot nouveau, la nouvelle existence à laquelle il nous initie, il nous transhumane . Nous ne sommes que des insectes défectueux ; mais, un jour, notre formation s’achevant, des ailes nous seront données pour voler vers le bien suprême. Nous ne sommes que des vers ; mais, de ces vers, les papillons qui doivent sortir seront des anges.

2 si la science est la souveraine béatitude de l’intelligence, elle ne saurait manquer d’attirer tous les hommes, en suscitant dans eux le besoin insatiable de connaître ; et, d’un autre côté, elle doit satisfaire ce besoin, en se répandant sans jamais tarir, se donnant en partage sans se diviser.

Elle ne saurait donc se laisser acquérir qu’à la condition de se faire communiquer au dehors ; en sorte qu’elle donne lieu à deux sortes d’exercices de la pensée : l’étude, et l’enseignement. Or, l’étude et l’enseignement, pour parvenir à leur but, ont besoin d’une direction que seule peut leur donner une longue habitude. Les habitudes qui dirigent la pensée prennent le nom de vertus intellectuelles.

Elles ont leur récompense dans la possession de la vérité, où elles conduisent ; et, plus ces vérités sont sublimes, plus la possession en est douce et précieuse. Ainsi, les notions rares et incertaines qui se peuvent avoir des choses invisibles répandent plus de joie, dans l’esprit humain, que les connaissances nombreuses et certaines qui s’obtiennent par les sens. -nous avons dit, ailleurs, les découragements et les illusions qui semblent nous dérober l’accès des vérités philosophiques. Il ne faut pas oublier l’assistance merveilleuse qui nous fait triompher de ces obstacles : les clartés soudaines, qui illuminent l’entendement obscurci ; les inspirations, qui raniment l’imagination épuisée ; et cette puissance qui se manifeste en quelques-uns, inattendue, impersonnelle, irrésistible, et que les hommes ont cru descendue du ciel, puisqu’ils l’ont appelée du nom de génie.

3 au besoin de connaître correspond le besoin d’aimer. Ou plutôt, le même germe d’amour qui, sous l’influence d’une culture intellectuelle, se tourne vers le vrai, entouré d’une culture morale, se dirigera vers ce qui est bon. Une initiative providentielle s’exerce, à notre insu, dans nous-mêmes : elle s’annonce par des dispositions heureuses, qui varient avec les âges de la vie.

L’adolescence a pour elle l’obéissance et la douceur, la modestie et la beauté : la modestie, qui comprend l’humilité, la pudeur, et la honte ; la beauté, qui consiste dans la proportion et dans la santé de toutes les parties du corps, dans leur fidélité à rendre les impressions de l’âme, à subir ses impulsions. Les ornements de la jeunesse sont : la tendresse, la courtoisie, la loyauté, la tempérance, et la force. On peut dire que ces deux dernières sont le frein et l’éperon dont la raison se sert pour gouverner l’appétit, ainsi que l’écuyer gouverne un cheval généreux. La vieillesse est l’époque où les acquisitions laborieuses des années écoulées doivent se communiquer : c’est l’heure où la rose s’ouvre, et répand ses parfums. Les qualités qui lui sont propres sont : la prudence, la justice, la bienfaisance, et l’affabilité. Enfin, le dernier âge se repose dans l’attente pieuse et sereine de la mort, dans un retour reconnaissant sur les jours passés, dans une affectueuse aspiration vers Dieu, qui est proche. -jusqu’ici nous n’avons constaté que de simples dispositions, qui peuvent se rencontrer innées dans l’âme. Mais, d’une part, quand elles ne s’y trouvent pas déposées comme une semence, elles y peuvent être greffées par l’éducation. D’un autre côté, la volonté coopère à leur efflorescence et à leur fructification définitive. Par des actes répétés, elle les fait passer, de l’état de simples dispositions, à l’état d’habitudes. Or, une habitude volontaire, qui fait choisir le milieu entre les vices opposés, c’est en cela même que consiste la vertu. On peut compter onze vertus morales : le courage, la tempérance, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, l’amour modéré des charges publiques, la mansuétude, l’affabilité, la véracité, l’aménité, la justice enfin.

On peut encore, s’attachant à une classification plus célèbre, distinguer les vertus cardinales et les vertus théologales. Les premières sont au nombre de quatre : la prudence, la tempérance, la force, et la justice. Elles ont leur racine dans la nature, et leur salaire dans le bonheur d’ici-bas. Elles existèrent donc, parmi les hommes de tous les temps, avant-courrières de la révélation, préparant les voies devant elle. Les trois autres vertus, inconnues de ceux que la révélation ne visita pas, descendirent du ciel avec elle, destinées à y retourner un jour.

Ce sont la foi, l’espérance, et la charité. La foi peut se définir : la substance des choses qu’il faut espérer, l’argument des vérités invisibles : substance, car elles n’ont pour nous, en ce monde, d’autre réalité que celle que notre croyance leur prête ; argument, car ces croyances deviennent les prémisses essentielles de tout syllogisme ultérieur.

L’espérance est l’attente certaine de la rémunération future, fondée sur la connaissance de la bonté divine et sur la conscience des mérites acquis. Enfin, vient la charité, l’amour de ce bien ineffable, que le raisonnement philosophique et l’autorité sacrée s’accordent à faire reconnaître comme objet nécessaire de nos affections ; de ce bien vivant, qui court lui-même au devant de l’amour, comme la lumière court au devant du corps capable de la réfléchir ; qui se multiplie par le partage ; qui se donne avec d’autant plus d’effusion qu’il est recherché avec plus d’ardeur, et se fait plus aimer quand un plus grand nombre l’aime. Mais cet amour, le seul qui, sans jalousie, soit aussi sans déception, et l’espérance et la foi qui l’accompagnent, vertus divines, ne sont point les étincelles d’une flamme ordinaire. Ce sont de purs rayons immédiatement venus de celui qui est le soleil des âmes, qui les éclaire et les échauffe ici-bas, en attendant qu’il les attire plus près de lui et qu’il les enveloppe de ses splendeurs. Cette action surnaturelle et gratuite, génératrice et rémunératrice de la vertu, qu’il faut bien avouer, si l’on a examiné sérieusement les phénomènes mystérieux du monde moral, est un mystère elle-même ; on l’appelle : la grâce.

1 au commencement des choses, l’individu se confond avec l’espèce, et les perfections qui viennent d’être décrites se trouvent réunies dans le premier homme, type du genre humain dont il devait être l’auteur. Aussi, la toute-puissance qui le créa voulut-elle épancher en lui tout ce que peut contenir de science une poitrine de chair. La pensée exubérante avait besoin de se produire au dehors : il lui fallait une expression saisissable à l’esprit, transmissible par les sens. Cette nécessité engendra le langage. Et le langage primitif, créé avec la première âme, fut parfait comme elle : il désigna tous les êtres, non par des règles arbitraires, mais par des mots qui portaient avec eux leur définition. -mais, après la chute, la science et la langue primitives se perdirent ensemble ; les idiomes, abandonnés aux caprices des races diverses, varièrent, et se renouvelèrent, ainsi que les feuillages des forêts.

Seulement, comme la première parole, racine de la langue originelle, avait été un élan vers Dieu et le nom de Dieu même El, ainsi, la racine des langues déchues est un soupir, une interjection de douleur heu ! . -nous avons vu se multiplier aussi les systèmes et les écoles, sans rien de commun que leur insuffisance. La plénitude de la science ne pouvait se retrouver que dans un nouvel homme : elle habita la poitrine sacrée qui fut ouverte, sur le calvaire, par la lance d’un soldat. De là, elle devait se répandre parmi ces sages du sanctuaire, pères et docteurs de l’église, dans cette école catholique où devaient se rencontrer et se succéder tant de nobles esprits. Tels furent Denys l’aréopagite, celui qui, avec des yeux mortels, pénétra le plus avant dans les choses célestes ; Boëce, qui, à la veille du martyre, dévoilait et consolait tout ensemble les douleurs recelées sous les illusions du monde ; Isidore, Bède, Raban le maure, Anselme, Bernard, Pierre Damien, et Pierre Lombard, qui se trouvait heureux, disait-il, de jeter ses sentences, comme le denier de la veuve, dans le trésor du temple ; Hugues et Richard De Saint-Victor, qui, dans leurs contemplations, se montraient plus que des hommes. Tels furent encore, en des temps plus rapprochés, Pierre l’espagnol ; et Albert Le Grand ; et Bonaventure, qui porta, dans les fonctions d’un ministère actif, la haute préoccupation de la sagesse chrétienne ; et Thomas D’Aquin, dont le nom est au dessus même de la louange.

2 la providence n’a pas moins fait pour le règne de la justice que pour celui de la vérité. -le droit est une des formes du bien ; et, comme le bien réside en Dieu même et que Dieu veut par dessus tout la permanence de son être, il veut le droit. Et, parce que tout ce qui est voulu de lui fait une même chose avec sa volonté, il faut conclure que le droit, dans son essence, est la volonté divine. Dans sa réalisation temporelle ici-bas, le droit est la conformité des faits contingents avec cette volonté immuable. Enfin, si l’on accepte le mot dans sa signification la plus restreinte, le droit est l’ensemble des relations réelles et personnelles de l’homme à l’homme, à l’observation desquelles est attaché le maintien de l’ordre social.

L’homme en effet a été placé, aux confins des deux mondes, comme l’horizon qui sépare deux hémisphères : le monde des êtres corruptibles, et celui de l’incorruptibilité. Coordonné dans un rapport nécessaire avec ces deux mondes, il a donc une double mission. L’une est de réaliser toute la somme de bien-être possible en cette vie ; on y parvient par l’accomplissement des préceptes de la philosophie, par la pratique des vertus intellectuelles et morales. L’autre est d’atteindre à la béatitude éternelle ; et l’on y arrive par une adhésion docile aux enseignements de la révélation, par l’exercice des vertus théologiques. Toutefois, cette admirable économie serait bientôt troublée par les passions rebelles, si un frein ne les contenait, si une main ne les dirigeait, si des circonstances extérieures ne les modifiaient : le frein, c’est la loi ; la main, l’autorité ; les circonstances extérieures, la société. Aux deux missions de l’homme correspondent deux sortes de loi, d’autorité, de société ; l’une, temporelle ; l’autre, spirituelle. Il en faut considérer de plus près l’organisation.

L’unité du genre humain est un fait placé, par toutes les croyances antiques et modernes, hors du domaine de la controverse. Il n’y a donc, pour le genre humain, qu’une seule et commune destination terrestre, qui est celle de chaque homme en particulier : c’est de réduire en acte toute la puissance d’intelligence dont il est doué, en se proposant pour objet principal la spéculation, pour objet secondaire la pratique. Telle est la fin suprême de la civilisation tout entière. D’un autre côté, si l’homme est nécessairement sociable ; si le besoin de vivre en société groupe les individus en familles, les familles en cités, les cités en nations, le même besoin rapproche les nations entre elles. Ce rapprochement, abandonné aux ambitions des princes et aux caprices de la fortune, devient collision : c’est l’origine de la guerre ; et la guerre accuse, à la fois, l’absence et l’importance d’un ordre légal qui réunisse pacifiquement les nations pour en former une société universelle. La forme inévitable d’une société ainsi conçue sera l’unité ; car l’unité constitue l’essence divine à l’image de laquelle la nature humaine fut faite ; elle est la loi qui préside au gouvernement du monde ; elle est la condition de l’existence, de la perfection, de l’harmonie : car encore il faut qu’une seule volonté gouverne pour procurer l’unanimité, par conséquent, l’accord et la paix, parmi ceux qui obéissent. élevée à un degré de puissance qui ne laisse plus de place aux désirs ni aux passions, cette volonté unique serait contrainte d’être juste, et contraindrait à son tour celles qui deviendraient perverses. Les rivalités des princes et des peuples s’évanouissant dès lors, une grande sérénité se ferait sous le ciel, une sécurité générale s’établirait, à la faveur de laquelle se développerait l’activité intellectuelle et morale des esprits. Ces inductions du raisonnement, confirmées par l’autorité de l’antiquité savante, d’Aristote et d’Homère, sont encore appuyées des témoignages de l’écriture sainte. N’en est-ce pas assez pour conclure que la monarchie universelle, c’est-à-dire, la domination d’un seul sur les hommes et sur les choses dans l’ordre du temps, est nécessaire au bien-être du monde ? Mais, quel sera le chef de cette monarchie, et qui pourra réclamer le droit de l’imposer aux hommes ? En reconnaissant le droit comme la volonté divine, et les pensées invisibles de Dieu comme traduites en caractères visibles dans ses oeuvres, il ne restera qu’à chercher, à travers l’histoire, les signes d’une vocation providentielle qui ait conduit une race privilégiée à l’empire de la terre. Des signes prodigieux se rencontrent dans l’histoire du peuple romain : car, il en est des peuples comme des hommes, dont les uns naissent esclaves, et les autres rois. Si le pouvoir appartient à la noblesse, et si la noblesse, à son origine, se confond avec l’héroïsme, quel peuple fut plus héroïque et put vanter une série de plus mâles vertus, depuis les Torquatus, les Cincinnatus, les Décius et les Camille, jusqu’aux Scipion, aux Caton, aux Pompée ? Si la droiture des intentions, la solennité des déclarations, la modération dans la victoire, la sagesse dans le gouvernement, légitiment les conquêtes, où ces conditions se trouvèrent-elles réunies avec plus d’éclat ? S’il est besoin de prodiges, les faits de ce genre se rencontrent, assez nombreux sans doute, dans les annales de la cité pour qui des boucliers pleuvaient du ciel, pour qui des oiseaux veillaient quand dormaient ses défenseurs. S’il y a un jugement de Dieu dans le sort des concours et des combats, Rome concourut, pour l’empire des nations, avec l’Assyrie, l’Égypte, la Perse, et la Grèce : elle les laissa bien loin derrière elle ; elle combattit, comme en un duel judiciaire, contre Carthage, les Espagnes, les Gaules, et la Germanie ; elle remporta l’honneur du champ-clos.

Enfin, s’il faut quelque sanction plus auguste encore, celui qui était l’attente de la terre et qui attendait lui-même pour paraître que la terre fût prête, celui qui venait offrir une satisfaction légitime pour les iniquités de tous les temps et qui ne pouvait l’accomplir qu’en subissant un châtiment légal, le fils de Dieu vint, à l’heure où la terre se reposait dans une soumission générale à la puissance romaine : il accepta la condamnation, l’autorité, d’un juge romain, délégué d’un césar. Comme un césar avait été le ministre des vengeances divines sur la personne de l’homme-Dieu, un autre le fut de celles qui éclatèrent sur le peuple déicide. De césars en césars, la vocation souveraine devait passer jusqu’à Constantin, et, de Justinien, retourner à Charlemagne : et la monarchie universelle, régénérée par le christianisme, recevant avec un nouveau nom une nouvelle existence, allait devenir le saint empire romain.

Or, le saint empire, fondé pour le bien-être temporel des hommes, ayant sa raison d’être dans des nécessités sociales qui, à leur tour, ont leur raison dans les lois correspondantes de la nature physique, remonte ainsi, sans intermédiaire, à l’auteur même de la nature. Il a sa place dans le plan de la création ; il s’est réalisé par une série d’actes providentiels ; il relève de Dieu seul.

L’autorité monarchique, dans sa suprême indépendance, a pourtant des limites. L’ordre social n’existe que dans l’intérêt du genre humain : ceux qui obéissent à la loi n’ont point été créés pour le bon plaisir du législateur ; le législateur au contraire a été fait pour leur besoin. C’est un axiome incontestable que le monarque est considéré comme le serviteur de tous. Dès lors, la puissance publique cesse d’être au service d’un petit nombre d’hommes, de ceux qui envahissent les hautes positions du monde politique, à titre de noblesse.

C’est ce titre qu’il faut discuter. -la noblesse, à les entendre, consiste en une longue suite de riches aïeux. Mais on ne saurait reconnaître un droit dans ces richesses triplement méprisables par les misères attachées à leur possession, les périls de leur accroissement, l’iniquité de leur origine.

Cette iniquité, à son tour, est manifeste, soit que les richesses viennent d’un hasard aveugle, ou qu’elles aient été le prix de manoeuvres coupables ; soit qu’elles procèdent de travaux intéressés, et, par conséquent, exclusifs de toute pensée généreuse, ou qu’elles dérivent du cours ordinaire des successions. Car l’ordre des successions légales ne saurait se concilier avec l’ordre légitime de la raison, qui ne voudrait appeler à l’hérédité des biens que l’héritier des vertus. D’un autre côté, si le droit des nobles est dans la longue suite des générations qu’ils invoquent, la raison et la foi reconduisant toutes les générations aux pieds d’un premier père, il faut qu’en lui ait été anoblie toute sa descendance, ou qu’en lui ait été frappée d’une perpétuelle roture. Ainsi, l’existence d’une aristocratie héréditaire, supposant l’inégalité, la multiplicité primitive, des races humaines, attente au dogme chrétien. -la noblesse véritable est, pour tous les êtres, la perfection qu’ils peuvent atteindre dans les bornes de leur nature : pour l’homme, en particulier, c’est cet ensemble d’heureuses dispositions, dont la main de Dieu déposa le germe en lui, et qui, cultivées par une volonté laborieuse, deviennent des ornements, des talents, des vertus. Celui de qui elles émanent les varie, selon la variété même des fonctions nécessaires à la vie sociale : il donne la parole aux uns pour le conseil, aux autres l’énergie pour le commandement, à d’autres le courage aveugle pour l’exécution ; de là, l’inégalité parmi les hommes. Dieu imprime donc en nous les qualités qu’il lui plaît, par le moyen des influences célestes, qui agissent dans ses mains comme un sceau pour marquer la cire de notre nature. Ces influences, qui visitent, sans les distinguer, les maisons glorieuses ou obscures, neutralisent les effets des lois de la génération, qui ferait revivre l’image parfaite du père dans ses enfants ; elles interrompent la succession des caractères dans les familles : elles y devraient aussi interrompre la successibilité aux honneurs publics.

Il a fallu que l’homme ne trouvât point en lui-même des mérites héréditaires, afin qu’il cherchât à s’en faire de personnels par le travail, et que, par la prière, il les demandât. Il faudrait aussi que les fonctions fussent individuelles, comme les vocations : il faudrait accorder la nature et la fortune, si souvent contraires dans leurs libéralités. à la solution de ce problème est attachée la prospérité du monde. -on ne saurait nier toutefois la persévérance des mêmes vertus dans un petit nombre d’illustres familles. Mais, alors, c’est l’assemblage des qualités de chacun qui fait l’illustration de tous. La noblesse est comme un manteau, que les ciseaux du temps auraient bientôt raccourci, si chaque génération n’y ajoutait quelque chose.

La société temporelle conçue de la sorte ne saurait se réaliser complètement ici-bas. Mais le poète a trouvé le type de ses conceptions dans un monde meilleur. Le ciel s’est ouvert devant lui : il a contemplé les âmes des justes, qui jadis furent assis sur des trônes destructibles, réunies maintenant dans une royauté sans fin. Il les a vues, formant, de leurs splendeurs groupées ensemble, ces mots écrits en lettres de feu, comme la loi fondamentale des cités politiques : diligite justitiam, qui judicatis terram . Puis, la lettre m reste seule et couronnée d’une auréole flamboyante, initiale et symbole de la monarchie.

Et une dernière transformation fait apparaître, à sa place, l’aigle, l’oiseau de Dieu, l’emblème du saint empire romain.

Parallèlement à la monarchie universelle, où sont réglés les intérêts terrestres, s’élève l’église universelle, où s’accomplissent les destinées religieuses de l’humanité. L’église ne saurait prétendre suzeraineté sur l’empire : elle n’eut aucune part à son établissement ; aucun titre légal ne l’autorise à en revendiquer l’hommage. Elle ne peut se faire un royaume, en ce monde, sans agir contre sa constitution même, en agissant contre l’exemple du Christ où elle trouve le type immuable de sa conduite. Un autre empire lui appartient, bien plus digne d’elle : celui de l’éternité. Elle est dépositaire des enseignements divins, qui surpassent toutes les oeuvres de la raison ; elle est enrichie de grâces qui font germer les vertus étrangères à la nature ; catholique, elle embrasse plus de nations que nulle société séculière n’en rassembla jamais. Elle est monarchique aussi : car, au milieu d’une telle multitude et d’une si grande variété d’hommes, l’harmonie serait constamment troublée par l’impétuosité des volontés individuelles, sans l’intervention modératrice et directrice du souverain pontife. C’est pour préparer un siège à ce pontificat nécessaire, que Dieu mit la main à la fondation de Rome et de la puissance romaine. Voilà pourquoi la cité de Romulus fut faite en un lieu saint ; et les pierres de ses murs, dignes de respect ; et le sol sur lequel elle est assise, digne d’un culte tel que les hommes ne lui en ont jamais rendu de pareil.

C’est sur l’horizon des sept collines que, durant tant de siècles, se levèrent les deux soleils : le soleil impérial, qui éclairait les routes de la vie ; et le soleil de la papauté, qui illuminait le chemin du ciel. On a vu ces deux astres, sortis de leur orbite, se heurter l’un contre l’autre ; et l’on a cru à leur éclipse. On a vu les combats qui attendent ici-bas la milice du Christ, et le désordre introduit dans ses rangs, malgré les efforts de son chef immortel pour la rallier autour de lui. La cité de Dieu ne saurait donc attendre non plus sa réalisation complète, sous les lois du temps. La véritable Rome est celle dont le Christ est romain ; la société typique est celle dont le Christ est le supérieur visible : qui veut comprendre les vicissitudes de l’église, dans ses luttes présentes, la doit considérer d’avance dans son triomphe.

1 au delà des sphères célestes, où se poursuivent les révolutions des astres ; au delà du neuvième ciel, qui enveloppe tous les autres dans son immense tourbillon, se trouve le ciel empyrée, pure lumière, lumière intellectuelle pleine d’amour, amour du bien véritable, source de toute joie, joie qui surpasse toute douceur. Ce lieu est le séjour commun des âmes épurées par les épreuves de la vie, ou par les expiations qui la suivent. Si, quelquefois, on se les représente à des hauteurs inégales dans les orbes innombrables qui peuplent le firmament, cette image, mesurée à la faiblesse de l’esprit humain, n’a d’autre objet que de faire comprendre l’inégalité de leur récompense, proportionnée à l’inégalité de leurs mérites. Elles-mêmes sentent la justice de cette proportion ; et la conscience qu’elles en ont devient un élément constitutif de leur félicité. Car l’amour qui les rend heureuses fait entrer leurs volontés dans le cercle de la volonté divine, où elles se perdent, comme les eaux dans l’océan. Ainsi, en des conditions différentes, chacune rencontre le terme de ses désirs, c’est-à-dire, la somme de bonheur dont elle est capable : et, de la variété même des bienfaits, résulte un concert admirable, à la louange du rémunérateur.

2 selon la loi qui s’accomplit dans les trois royaumes du monde invisible, et qui supplée à l’absence temporaire des corps, les âmes bienheureuses revêtent des formes sensibles. Mais ces formes resplendissent d’une clarté merveilleuse, et toujours mesurée à la grandeur des vertus qu’elle couronne. Ce n’est d’abord qu’un voile de lumière ; ce sont des flambeaux ardents, des astres enflammés ; l’élément matériel se spiritualise : ce ne sont plus des ombres, mais des gloires, des vies, des amours.

-ici, en effet, les organes ont cessé d’être les serviteurs inévitables de l’intelligence : la pensée s’échange, sans le secours du langage ; elle ne connaît plus les obstacles que le temps et l’espace mettaient autrefois à ses explorations ; l’avenir est, pour elle, comme le passé : elle s’abaisse aussi sans effort, des hauteurs des cieux, jusqu’à l’humble globe qu’elle habita. -dès lors, les souvenirs de la terre, et surtout les saintes affections qui s’y étaient formées, ne s’effacent point dans les âmes qui l’ont abandonnée pour un séjour meilleur. Elles laissent tomber sur nous de miséricordieux regards ; elles nous servent d’interprètes et de mandataires, auprès du tout-puissant, qui, à son tour, en fait ses ministres.

Elles sont les canaux, par où monte la prière, par où descend la grâce.

Mais ce sont là, pour ainsi dire, les circonstances accessoires de la béatitude : il en faut pénétrer l’essence. -si la béatitude suppose l’impossibilité de tout désir ultérieur, elle ne peut se rencontrer que dans la perfection et la satisfaction complète des facultés humaines. Or, de ces facultés, la raison est celle qui domine toutes les autres : la raison ne se rassasie que dans la contemplation de la vérité ; et toute vérité repose dans l’entendement divin. La béatitude consiste donc dans la vision de Dieu.

C’est là, dans ce miroir immense, que les élus découvrent, en une seule et immuable perspective, tout ce qui fut, est, ou doit être, la conception même et le désir, avant la parole qui les manifeste et le fait qui les réalise. Leur vue y plonge, à des profondeurs d’autant plus grandes, qu’ils méritent davantage. L’acte par lequel ils voient est donc la base, et comme la matière, de leur félicité : l’acte par lequel ils aiment en est la forme ; les décrets éternels, en se faisant apercevoir, se font accepter et accomplir. Comme l’intuition appartient à l’entendement, la délectation appartient à la volonté : ainsi, connaissance et amour, la béatitude est l’homme élevé à sa plus haute puissance.

à un autre point de vue, la béatitude est Dieu même se donnant en possession. L’homme et Dieu, le sujet et l’objet, se touchent, mais ne se confondent pas ; le fini subsiste distinct, en présence de l’infini.

3 un jour viendra pourtant interrompre, dans son heureuse uniformité, l’existence des saints. Ce sera celui où ils reprendront leur vêtement de chair. Leur personne, rétablie ainsi dans sa primitive intégrité, sera plus agréable au créateur : en retour, il leur mesurera sa grâce avec plus d’abondance. La clarté de leur vision s’en accroîtra : en même temps, croîtra l’ardeur intérieure qu’elle allume ; en même temps, l’irradiation extérieure qui en doit résulter. Comme le charbon dans la flamme, ainsi les corps ressuscités apparaîtront dans leurs auréoles. Alors, les conviés de l’immortalité ayant pris leurs places, commencera la fête sans lendemain.

Le poète a réuni, pour la retracer, les plus ravissantes et les plus suaves couleurs. Il a vu, au milieu de l’empyrée, un immense réservoir de lumière s’étendre en forme circulaire et réfléchir les splendeurs de la gloire divine ; à l’entour, des trônes brillants s’élèvent en amphithéâtre, où sont assis, couverts de blancs vêtements, les rangs pressés des bienheureux. C’est comme une rose blanche, aux feuilles innombrables, qui s’épanouit : l’allégresse et la louange sont les parfums qui s’échappent de son calice. Des anges aux ailes d’or descendent, pareils à des essaims d’abeilles, dans cette grande fleur, et remontent vers le soleil éternel, sans que leur foule en intercepte les rayons. Seul, en effet, il satisfait et captive les contemplations et les affections de ces millions d’esprits, astre que jamais aucun nuage ne voila, sans coucher et sans hiver, affranchi des lois de la création que lui-même a fixées.

1 en accompagnant la nature humaine jusqu’à ces sommités, où elle se transfigure, on est conduit à reconnaître des natures supérieures ; et, si l’on admet que les oeuvres de Dieu ne puissent être vaincues en magnificence par l’imagination de l’homme, il suffit de concevoir des myriades de créatures spirituelles possibles, pour conclure qu’elles sont. Aussi, leur existence et leurs fonctions furent-elles pressenties par les hommes de tous les temps, quoiqu’imparfaitement démontrées, comme l’éclat du jour qui fait sentir sa présence à des yeux encore fermés. Les païens les nommèrent dieux ; Platon les appela idées ; dans le langage vulgaire, ce sont les anges : les philosophes leur donnent plutôt le nom d’intelligences. La foi a déchiré le voile qui nous séparait de ces créatures excellentes. -semées dans l’univers avec lequel elles naquirent, parce qu’elles y devaient maintenir l’ordre et la vie, leur nombre est grand comme leur perfection. Leur entendement, immobile dans la vision constante de la vérité, ne connaît point ces alternatives d’oubli et de réminiscence qui nous sont propres. La grâce illuminante, que mérita leur fidélité au jour de la tentation, confirme pour jamais leur volonté, qui ne cesse pas d’être libre, dans l’habitude de la justice. En elles donc, la puissance ne se distingue point de l’acte ; l’acte pur constitue leur manière d’être ; elles sont intelligence ; elles sont amour.

-inégales néanmoins entre elles, elles se divisent en trois hiérarchies, dont chacune se subdivise en trois ordres. à chaque hiérarchie est attribuée la contemplation spéciale de l’une des trois personnes de la sainte trinité ; à chaque ordre, un point de vue différent, chaque personne divine pouvant être considérée en elle-même, ou dans ses rapports avec les deux autres. à ces attributions contemplatives correspond un ministère actif. Les neuf choeurs des anges (car ce nombre neuf, carré de trois, a une mystérieuse signification), sont les moteurs des neuf sphères des cieux : ils leur communiquent une vitesse proportionnée aux ardeurs dont eux mêmes sont embrasés ; ils interviennent, par là, dans tous les phénomènes du monde physique. Mais leur action s’exerce, de préférence, dans le monde moral. C’est d’eux que relèvent, et c’est sur le modèle de leurs hiérarchies que se construisent, les neuf ordres des sciences humaines. C’est par leurs soins que les semences de vertus sont déposées, et se développent, dans les âmes. Si, dans les joies du paradis, ils se confondent avec les bienheureux, ils se montrent, en purgatoire, juges, gardiens, consolateurs, des justes souffrants. Leurs apparitions redoutables éclairent les ténèbres de l’enfer, lorsqu’ils vont châtier l’audace des démons. Ils rencontrent les mêmes ennemis, et les combattent avec des chances plus égales, sur la terre, où le salut et la perte des âmes sont le prix de leurs querelles. -les intérêts même passagers de la vie ne sont point abandonnés à ce hasard, que suppose notre ignorance.

Celui qui créa des esprits pour mouvoir les cieux et faire luire sur tous les points du globe une égale lumière, établit aussi une intelligence dispensatrice des splendeurs temporelles, qui fit passer les biens de ce monde, de famille en famille et de nations en nations, en dépit des précautions et des prévisions humaines. Elle pourvoit, juge, et gouverne, avec la même sagesse que les autres esprits ses pareils ; heureuse comme eux, elle roule la sphère qui lui est donnée, et se complaît dans ce mouvement. Elle n’entend pas les blasphèmes de ceux qui devraient la louer, et qui l’injurient du nom de fortune. -ainsi, tous les lieux et tous les êtres, et toutes les circonstances de leur existence, et la vie et la mort, toutes choses ont leurs anges représentants de l’omnipotence divine.

2 un pas reste à faire, et le pèlerinage intellectuel qu’on avait entrepris touche à son terme. Mais ce pas est immense : des dernières hauteurs du fini jusqu’à l’infini, des plus sublimes créatures jusqu’à leur auteur, il y a un abîme ; et ce n’est pas trop des forces réunies de la raison et de la foi pour le franchir.

Les mondes que nous avons parcourus annoncent l’art admirable qui les fit être. Jusque sur les portes de l’enfer, nous avons vu l’empreinte de la puissance, de la sagesse, et de l’amour. Le ciel, en poursuivant sur nos têtes le cours de ses révolutions, nous montre ses beautés éternelles, comme pour nous convier à reconnaître l’ouvrier qui les façonna. Le mouvement universel, qui entraîne le firmament, suppose un premier moteur immobile qui agit sur la matière par une attraction morale.

D’ailleurs, étant donné le plus obscur des êtres de la nature, il faut qu’il ait reçu l’existence de quelque autre ; et celui-ci la tiendra, à son tour, de lui-même, ou d’autrui. S’il existe de lui-même, il est le premier principe ; sinon, il faut remonter plus haut, et multiplier indéfiniment les causes efficientes ; ou bien arriver à un principe primordial, seul être qui puisse se concevoir comme nécessaire, parce que, de lui seul, médiatement ou immédiatement, émanent toutes les existences. Dieu se fait donc connaître par des preuves physiques et métaphysiques : il s’est manifesté plus complètement, en répandant la rosée céleste de l’inspiration sur les prophètes, les évangélistes, et les apôtres.

-unique dans sa substance, la puissance, la sagesse, et l’amour revêtent en lui une triple personnalité, en sorte que le singulier et le pluriel lui appartiennent dans les langues des hommes. Il est esprit : il est le centre indivisible, où convergent tous les lieux et tous les temps ; il est le cercle qui circonscrit le monde, et que rien ne circonscrit. Immense, éternel, immuable, il est la vérité première, hors de laquelle tout est ténèbres. Dans sa pensée, toutes les créatures se trouvent prévues et coordonnées à leur fin. Les faits même contingents s’y reflètent d’avance, sans devenir par là nécessaires. Ainsi, le regard du spectateur placé sur le rivage suit la course du navire sur les eaux, et ne la dirige pas. Il est aussi la bonté sans bornes ; et, comme souverain bien, il est l’invariable objet de sa propre volonté, qui devient dès lors la source et la mesure de toute justice. Mais cette justice a des profondeurs où ne saurait atteindre la courte portée de notre raison, comme le fond de la mer que sonde en vain l’œil impuissant du nautonier. Enfin, tous ses attributs, élevés au même degré de perfection souveraine, se maintiennent dans un équilibre indestructible, en sorte que, empruntant l’idiome des nombres, il est permis de définir Dieu : la première équation.

Ce Dieu, qui se suffisait à lui-même dans la solitude de son essence, devait créer, non pour accroître son bonheur, mais pour que sa gloire, resplendissant dans ses oeuvres, se rendît à elle-même témoignage. Au sein de l’éternité, en dehors de tous les temps, sans autres lois que son propre vouloir, celui qui est triple et un entra en action : la puissance exécuta ce que la sagesse avait préparé ; et l’amour infini s’ouvrit, et se manifesta, en de nouveaux amours. Et l’on ne saurait dire qu’avant de créer il demeurait oisif ; car ces mots, avant, après, sont bannis du langage des choses divines. La forme et la matière, isolées et réunies, s’élancèrent en même temps, comme d’un seul arc une triple flèche, des profondeurs de la pensée productrice ; et, avec les substances mêmes, fut créé l’ordre qui leur convenait. Celles qui sont formes pures, comme les anges, occupèrent les sommités du monde : la matière, abandonnée à elle-même, occupa les régions infimes : au milieu, la matière et la forme s’entrelacèrent d’un indissoluble lien. Les choses créées sont la splendeur de l’idée immuable que le père engendre, et qu’il aime sans fin : idée, raison, verbe sacré, lumière qui, sans se détacher de celui qui la fait luire, sans sortir de sa propre unité, rayonne de créatures en créatures, de causes en effets, jusqu’à ne plus produire que des phénomènes contingents et passagers : c’est une clarté qui se répète, de miroir en miroir, pâlissant à mesure qu’elle s’éloigne. Ainsi, dans toute chose, il y a un élément idéal et incorruptible ; mais, dans toutes celles qui naquirent sujettes à la destruction, il y a aussi un élément périssable et grossier. La matière qui est en elles présente des dispositions, et subit des influences diverses, qui la rendent plus ou moins diaphane à la lumière divine, qui la font se prêter plus ou moins fidèlement au sceau dont elle doit recevoir l’empreinte. Aussi, l’empreinte est toujours obscurcie, ou tronquée. Et cette imperfection est nécessaire ; car, celui dont le compas décrivit les extrémités de l’univers ne put ouvrir un cercle assez grand pour que son verbe s’y contînt. La nature est un espace trop étroit pour renfermer le bien infini, qui est à lui-même sa mesure ; elle ne saurait suffire à réaliser tous les desseins de l’artiste inépuisable. -enfin, s’il est difficile de comprendre la création des corps par un Dieu pur esprit, il faut prendre garde que l’effet peut être contenu éminemment dans la cause, et que la notion de cause, c’est-à-dire, de force spontanée, est adéquate à celle de l’esprit même, et qu’en ce sens on a dit avec raison : toute intelligence est pleine de formes.

Entre ses oeuvres innombrables, il en est peu en qui Dieu ait mis plus de complaisance que dans l’homme, dont l’âme libre et immortelle gardait ses traits plus ressemblants, et sollicitait plus vivement sa prédilection. Le péché, en défigurant cette ressemblance, dégrada l’homme du rang qu’il tenait dans les affections de son auteur. Il n’y pouvait rentrer que par deux voies : par une réparation laborieuse, qui vînt de lui-même ; ou par une réhabilitation gratuite, octroyée de Dieu. Mais l’homme ne pouvait descendre aussi bas, par l’humilité de son obéissance, qu’il avait prétendu monter haut par la hardiesse de sa révolte ; il demeurait fatalement incapable de satisfaire. Il fallait donc que Dieu lui-même agît en sa faveur, ou en faisant miséricorde, ou en faisant tout ensemble miséricorde et justice. Il préféra le second moyen, où se manifestait mieux l’union de ses perfections infinies : l’oeuvre est d’autant plus chère aux yeux de l’ouvrier, qu’il y reconnaît plus fidèlement sa main. Ce fut chose plus généreuse de se livrer et de subir la peine, pour rendre à l’humanité la force de se relever, que de lui remettre sans mérite la peine encourue. Par l’acte seul de son amour immense, le verbe unit à lui notre nature malade, déchue, proscrite. Cette humiliation donna à la justice inflexible une victime digne d’elle. Jamais, depuis le premier jour jusqu’à la dernière nuit du monde, jamais on ne vit, on ne verra, s’accomplir un si profond et si magnifique dessein.

Mais la rédemption ne s’achève que par le perfectionnement successif des générations qui traversent la terre, et par leur couronnement dans la gloire. C’est l’objet de cette providence particulière qui ne cesse pas d’être incompréhensible, soit qu’elle prédestine les élus ; soit qu’elle les dote de dons inégaux ; soit qu’elle fasse servir le mal au triomphe du bien ; soit que, inébranlable en ses arrêts, elle se laisse néanmoins toucher par la prière et par le mérite de la vertu ; soit qu’elle-même attire à soi nos intelligences et nos volontés, dont elle veut concentrer tous les efforts.

Car l’alpha est en même temps l’oméga. Le dieu, qui s’est révélé comme créateur, s’est engagé comme rémunérateur : il est la cause ; il sera la fin.

Ici, le poète semblait devoir s’arrêter, infidèle à son procédé systématique, où chaque série de conceptions a sa formule dans une vision correspondante ; il semblait que l’image ne pouvait plus que matérialiser la pensée. Mais le génie accepta le défi : la pensée entreprit de spiritualiser l’image ; et jamais peut-être, ni avant, ni depuis, l’expression poétique ne s’éleva à une pureté plus parfaite, avec une plus audacieuse énergie. -le ciel était ouvert : un point lumineux apparut, qui rayonnait d’une clarté insoutenable à l’oeil. De toutes les étoiles, celle qui d’ici-bas nous paraît la moindre, semblerait pareille à la lune, comparée à ce point indivisible. Environ à la même distance où l’auréole aux sept couleurs se forme à l’entour de l’astre dont elle réfléchit les rayons, autour de ce point immobile, un cercle de feu tournait, si rapide qu’il surpassait en vitesse la rotation des cieux.

D’autres cercles concentriques entouraient celui-ci jusqu’au nombre de neuf, toujours plus vastes dans leurs dimensions, mais moins prompts dans leur course, moins purs dans leur éclat. Or, comme à ce spectacle le poète demeurait suspendu entre l’étonnement et le doute, il lui fut dit :  » de ce point dépend le ciel, et toute la nature.  » c’était Dieu. Et, dans ces cercles qui mutuellement s’attiraient vers leur centre, il reconnut les neuf ordres de créatures spirituelles qui, entraînées par l’amour, entraînent elles-mêmes le monde entier. C’étaient les anges. Puis, quand sa vue miraculeusement affermie put pénétrer ce point qui l’avait éblouie d’abord, il y vit, rassemblé en un seul faisceau et réduit à l’état d’une simple lumière, tout ce qui se déploie dans l’univers, substance, mode, accident. C’étaient les idées typiques de la création. Dans le même point, à une profondeur plus grande, trois cercles se montrèrent à lui, égaux en mesure, divers en couleurs : et le second était comme la splendeur du premier, et, le troisième, comme une vapeur émanée des deux autres. Ainsi se manifestait la trinité. Le deuxième cercle, attentivement considéré, sans perdre sa couleur primitive, semblait se peindre d’une effigie humaine, symbole de l’incarnation du verbe. Et, tandis qu’il cherchait à comprendre ces prodigieux spectacles, le poète ressentit la joie de les avoir compris : il se sentit devenu tel, qu’il lui était impossible de détourner les yeux de ce point, où tout le bonheur auquel le désir humain peut aspirer était réuni ; et sa volonté, doucement attirée, entrait dans l’harmonieux mouvement de l’ordre universel.

L’oeuvre de la sanctification lui devenait sensible.

Tous les mystères lui étaient dévoilés, dans une intuition immédiate. C’était une pensée sans effort, et qui, par conséquent, excluait le raisonnement et le souvenir ; c’était une situation de l’intelligence, qui n’a pas de nom parmi les hommes ; c’était une complète participation à cette philosophie, la seule véritable, qui est celle des saints et des anges, qui est en Dieu même, amour infini d’une sagesse infinie.

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