Essai sur la philosophie de Dante (05)

Francisco Javier Fernández ChentoLivres de Frédéric OzanamLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Frédéric Ozanam · Année de la première publication : 1838.
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PREMIERE PARTIE CH. 4 : Vie, études, génie de Dante. Dessein général de la divine comédie, place que l’élément philosophique y obtient.

1 en l’année 1265, sous des sinistres auspices et dans la maison d’un exilé, un enfant était né, qui fut Dante. De mémorables événements entourèrent son berceau : la croisade de Tunis, la fin du grand interrègne par l’élection de Rodolphe De Habsburg, le second concile de Lyon, les vêpres siciliennes, la mort d’Ugolin, tels furent les premiers entretiens auxquels s’ouvrit son oreille.

Il avait vu sa patrie divisée entre les guelfes et les gibelins ; les uns, représentants de l’indépendance italienne et des libertés communales ; les autres, défenseurs des droits féodaux et de la vieille suzeraineté du saint empire.

Les traditions de sa famille et ses propres inclinations l’attachaient à la cause des guelfes ; il prit la robe virile en combattant dans leurs rangs, à Campaldino, où ils triomphèrent (1289). Bientôt après, il assista aux dissensions du parti victorieux, quand, sous l’orageux tribunal della bella (1292), les constitutions de la commune furent modifiées, les nobles exclus des magistratures, et les intérêts de la république remis aux mains des plébéiens. Chargé successivement de plusieurs ambassades, quand il reparut dans son pays, les suprêmes honneurs et les derniers périls l’y attendaient. En revêtant les fonctions de prieur (1300), il trouva les nobles et les plébéiens rentrant en lutte sous les nouveaux noms de noirs et de blancs ; ses sympathies pour les seconds lui donnèrent les premiers pour ennemis. Tandis qu’il allait à Rome combattre leur influence, ils appelèrent à Florence Charles De Valois, frère de Philippe-Le-Bel : il ne parut pas que ce fût trop d’un prince de maison royale pour lutter contre l’autorité d’un grand citoyen. Le prince l’emporta ; mais il se déshonora lui-même et le nom français, en faisant prononcer contre les chefs des blancs une sentence de proscription. Deux solennelles iniquités, dans l’espace de quelques mois, s’accomplirent en Italie, à l’ombre de nos lys : l’exil de Dante, et l’enlèvement de Boniface VIII. Dante maudit ses juges, mais non pas sa patrie ; le souvenir qu’il garda d’elle l’accompagna, errant de ville en ville, aux foyers des marquis de Lunigiane, des Scaligieri de Vérone, des seigneurs de Polenta, sombre, et trouvant toujours amer le pain de l’hospitalité.

Tantôt par la force, et tantôt par la prière, par toutes les voies, hormis celles où il aurait fallu ramper, il tenta de rentrer dans ces murs chéris, bercail de ses premiers ans. Et, quand ses attentes déçues ne lui laissèrent plus d’autre recours, s’il sembla passer dans le camp des gibelins, c’est qu’il crut y retrouver la cause de la liberté pour laquelle il avait combattu contre eux : c’est que l’intervention française, sollicitée par l’imprudence des guelfes, menaçait l’Italie d’un péril nouveau. Ou plutôt, ces deux noms de factions rivales avaient plusieurs fois changé de sens au milieu des luttes intestines : ils demeuraient comme des mots de sinistre augure inscrits sur des étendards qui ne ralliaient plus que des intérêts, des passions, et des crimes.

Dante ne cessa pas de confondre dans une commune réprobation les excès des deux partis, et de chercher dans une région plus haute les doctrines sociales auxquelles appartenait son dévouement. Car ce besoin d’intervenir dans les affaires de son temps, qui l’avait précipité dans de si étranges infortunes, ne l’abandonna jamais : il venait de remplir une mission diplomatique à Venise, quand il mourut à Ravenne (1321). Le bruit des hommes et des choses ne manqua pas non plus à ses derniers jours : les révolutions, qui changèrent en seigneuries la plupart des républiques italiennes ; les triomphes populaires de la Flandre et de la Suisse ; les guerres de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre ; la majesté pontificale outragée dans Agnani ; la condamnation des templiers ; la translation du Saint-Siége à Avignon. Ces tragiques spectacles, qui suffisaient pour laisser de profondes images dans la mémoire de Dante s’il en fût resté le témoin, devaient, quand il s’y donnait un rôle, émouvoir puissamment sa conscience : car, le sens moral qui s’éveille à l’aspect du juste et de l’injuste s’exalte en s’attachant à l’un, en se sentant opprimé par l’autre. Il avait connu le mal par la souffrance, la seule école où puissent apprendre les hommes vertueux : il avait connu le bien par la joie qui s’éprouve à le faire ; il l’avait voulu d’une volonté ardente, par conséquent communicative. Dès lors, il avait dû chercher à le réaliser autour de soi dans la société tout entière, en vertu de ces tendances généralisatrices qui font les hommes d’état. Et, plus tard, le souvenir de ses intentions généreuses était pour lui comme un compagnon d’exil, dans les entretiens duquel il trouvait la justification de sa conduite politique et l’excuse avec la consolation de ses malheurs.

2 mais, être conçu dans l’exil et y mourir, remplir de hautes magistratures et subir d’inénarrables infortunes, ce destin a été celui de beaucoup d’autres ; ce sont là les côtés par lesquels Dante touche à la foule et se confondrait avec elle, si, au milieu des agitations de la vie publique, d’autres circonstances ne lui avaient fait une vie intime dont il faut pénétrer les mystères.

En effet, selon les lois qui régissent le monde spirituel, pour élever une âme il est besoin de l’attraction d’une autre âme : cette attraction c’est l’amour, qui s’appelle aussi amitié dans la langue de la philosophie, et charité dans celle du christianisme. Dante dut éprouver quelque chose de pareil. à neuf ans, à un âge dont l’innocence ne laissait rien soupçonner d’impur, il rencontra, dans une fête de famille, une jeune enfant pleine de noblesse et de grâce. Cette vue fit naître en lui une affection qui n’a pas de nom sur la terre, et qu’il conserva plus tendre et plus chaste encore durant la périlleuse saison de l’adolescence. C’étaient des rêves, où Béatrix se montrait radieuse ; c’était un désir inexprimable de se trouver sur son passage ; c’était un salut d’elle, une inclination de sa tête, en quoi il avait mis tout son bonheur ; c’étaient des craintes et des espérances, des tristesses et des jouissances, qui exerçaient, épuraient sa sensibilité jusqu’à une extrême délicatesse, et le dégageaient peu à peu des habitudes et des sollicitudes vulgaires.

Mais surtout quand Béatrix quitta la terre, dans tout l’éclat de sa jeunesse et de la virginité, il la suivit par la pensée dans ce monde invisible dont elle était devenue l’habitante, et se plut à la parer de toutes les fleurs de l’immortalité : il l’entoura des cantiques des anges ; il la fit asseoir au plus haut degré du trône de Dieu. Il oubliait sa mort, en la contemplant dans cette glorieuse transfiguration. Ainsi, cette beauté, qui s’était montrée à lui sous des formes réelles, devenait un type idéal qui remplissait son imagination, qui devait la faire se dilater et s’épancher au dehors. Il sut dire ce qui se passait en lui ; il sut noter les chants intérieurs de l’amour : et Dante fut poète.

Puis, quand une fois l’inspiration fut venue le visiter, il lui fut peu difficile de la retenir, parmi les circonstances favorables qui l’environnaient : contemporain de Guido Cavalcanti, de Giacopo De Todi, de Dante Da Majano, de Cino Da Pistoja, dont les poétiques accents se provoquaient, se répondaient, comme un concert sans fin ; ami du musicien Casella, de l’architecte Arnolfo, du peintre Giotto ; au temps où Florence élevait trois de ces monuments qui la font surnommer la belle, le palais vieux, sainte-croix, la cathédrale ; au milieu d’une atmosphère enchantée, où s’épanouissaient tous les arts.

3 ce n’était point encore assez ; et Dante devait s’offrir, sous un autre aspect, à l’étonnement de la postérité. Brunetto Latini, qui l’avait vu naître et qui avait tiré son horoscope, en voulut vérifier les présages ; il se fit son maître, et lui tint lieu d’un père perdu de bonne heure : il lui enseigna les premiers éléments des sciences diverses, que lui-même avait réunies dans son trésor . Par ses soins, Dante fut initié d’abord à la connaissance des langues. Il n’ignora pas entièrement le grec ; et, s’il n’y fit point des progrès assez soutenus pour lire aisément les textes originaux, les versions ne lui manquèrent pas. La littérature latine lui était familière, et, parmi les auteurs dont la conversation journalière peuplait sa solitude, il comptait Virgile, dont il savait l’énéide entière, Ovide, Lucain, Stace, Pline, Frontin, et Paul Orose. Les divers idiomes romans avaient partagé son attention ; il citait volontiers des vers espagnols, et en composait en provençal. Il n’est pas douteux qu’il ne connût le français, dont  » la parleure passoit déjà pour plus délittable à ouïr et plus commune à toutes gens  » . Mais c’étaient surtout les dialectes de l’Italie qu’il avait explorés avec une infatigable persévérance ; et la forme désormais fixée de la langue littéraire ne fut pas la moins glorieuse de ses oeuvres. La rhétorique et l’histoire, la physique et l’astronomie, qu’il suivit jusqu’aux découvertes les plus avancées des observateurs arabes, se disputaient aussi son temps. Obligé de choisir entre les différents arts sous le titre desquels se classaient les habitants de Florence, il s’était inscrit dans la corporation des médecins. Cette qualité n’était pas usurpée, et la variété de son instruction lui aurait permis de prendre sans injustice le nom de jurisconsulte.

Sa jeunesse s’était écoulée parmi ces préparations fécondes ; la mort de Béatrix (1292) lui fit chercher des pensées consolantes dans quelques écrits de Cicéron et de Boëce. Il y trouva plus : il y trouva les premiers vestiges d’une science qu’il n’avait pas encore atteinte, et qui l’avait en quelque sorte attendu au terme de ses études préliminaires : la philosophie. Dès lors, il la poursuivit dans les discussions publiques de ceux qui passaient pour philosophes et dans les écoles des religieux, dans des lectures auxquelles il se livrait avec tant d’opiniâtreté que sa vue en ressentit une longue altération, dans des méditations enfin que nul tumulte extérieur ne pouvait distraire. Les deux traductions d’Aristote, peut-être quelques dialogues de Platon, saint Augustin et saint Grégoire-Le-Grand, Avicenne et le livre de Causis, saint Bernard, Richard De Saint-Victor, saint Thomas D’Aquin, Aegidius Colonna, tels étaient les guides sur les traces desquels s’acheminait avec impatience son infatigable pensée. Pourtant, à l’entrée de la métaphysique, le mystère de la création l’arrêta longtemps et le fit se détourner avec préférence vers la morale. Au bout de trente mois, la philosophie était devenue sa maîtresse exclusive, et, pour parler son langage, la dame de ses pensées.

Alors il commença à trouver trop restreinte la sphère intellectuelle de Florence : il dut aller chercher, aux universités d’Italie et d’outremonts, cet échange de la parole vivante, ce bienfait de l’enseignement oral qui, mieux que la lettre morte des écrits les plus vantés, a le don de féconder les esprits. Des motifs pareils avaient conduit les sages de la Grèce aux écoles de la Phénicie et de l’Égypte. Néanmoins les époques et les limites des voyages de Dante échappent à toute détermination certaine. Plusieurs villes de la péninsule, Padoue, Crémone, Bologne, et Naples ont revendiqué l’honneur de le compter au nombre de leurs élèves ; et les plus illustres provinces de la chrétienté, l’Allemagne et la France, la Flandre et l’Angleterre, ont voulu s’être rencontrées sur son passage. Il semble qu’on retrouve dans ses écrits les traces d’un itinéraire, qui passant par Arles, Paris, Bruges, et Londres, a pu se terminer à Oxford. Mais on ne saurait révoquer en doute son séjour à Paris. Là, dans la rue du fouarre, et sur le chaume où s’asseyait la foule des étudiants, il assista, disciple immortel, aux leçons du professeur Sigier, qu’il a sauvé de l’oubli. Là, sans doute, après de longues veilles, quand il se crut en droit d’aspirer aux honneurs de l’école, il vint soutenir avec les solennités accoutumées une dispute théologique de quolibet, où il répondit sans interruption sur quatorze questions tirées de diverses matières et proposées avec leurs arguments pour et contre par des docteurs habiles. Il lut aussi et commenta publiquement le maître des sentences et l’écriture sainte, et subit toutes les épreuves requises en la faculté de théologie. Admis au grade suprême, l’argent lui manqua pour les frais de réception. Les portes de l’université se fermèrent devant ses pas, comme celles de la patrie, et pour lui la science eut aussi des rigueurs. S’il quitta Paris sans emporter le titre dont il avait été jugé digne, il lui resta du moins une incontestable érudition et l’amour des études sérieuses : et si, comme il est permis de le penser, l’éclat des triomphes académiques ne lui fut pas indifférent, ses voeux furent satisfaits dans la suite. Après vingt années de proscription (1320), blanchi par l’âge, entouré de la double majesté de la renommée et du malheur, on le voit soutenant, dans l’église sainte-Hélène à Vérone, en présence d’un auditoire admirateur, une thèse de duobus elementis aquae et terrae . Un an plus tard, quand, à Ravenne, furent célébrées ses funérailles, Guido Novello, seigneur de Polenta, son dernier protecteur, fit placer une couronne de laurier sur son cercueil. -Dante avait donc vécu, pour ainsi dire, une troisième vie, qui fut vouée aux labeurs scientifiques, et qui eut aussi ses phases inégales, ses jours tristes et sereins. Les passions politiques et les affections du coeur n’avaient pas suffi à l’envahir tout entier : il restait en lui une large place inaccessible au tumulte des opinions et aux séductions des sens, où son intelligence se retirait, comme en un sanctuaire, et rendait à la vérité un culte exclusif. Et ce culte ne se renfermait pas dans les bornes d’un seul ordre de connaissances : il embrassait la vérité absolue et complète.

Universalité du savoir, hauteur du point de vue, ne sont-ce pas là les deux éléments constitutifs de l’esprit philosophique ?

4 ainsi se rencontrèrent, en la personne de Dante ; ainsi se développèrent, à la faveur d’une triple existence, ces trois facultés, qui, réunies dans une certaine proportion, composent le génie : l’intelligence pour percevoir, l’imagination pour idéaliser, la volonté pour réaliser. Il resterait à dire par quels mystérieux liens elles se rattachèrent entre elles et se confondirent en une parfaite unité : comment trois destinées pesèrent sur une seule tête, qu’elles purent faire plier, mais qu’elles n’écrasèrent pas. -au lieu que l’éducation ordinaire, en donnant à chacune de nos facultés une culture séparée et souvent exclusive, les divise et les affaiblit, Dante, génie indépendant et fier, avait laissé les siennes croître et se jouer ensemble, s’emprunter mutuellement leurs ressources, et quelquefois échanger leurs rôles de manière à produire d’intéressans contrastes. Tantôt c’est l’homme d’état qui s’adresse, dans la langue des sages ou dans celle des muses, aux princes et aux peuples restés sourds à la voix de leurs conseillers habituels. Tantôt c’est le poète qui n’a point perdu, dans les occupations austères de la science, le sens délicat des beautés de la nature, la promptitude des émotions généreuses, une crédulité naïve qui provoque le sourire : il s’incline avec amour devant les classiques vertus de Caton, il a foi aux boucliers que Numa vit tomber du ciel et aux oies du capitole. Mais surtout c’est le philosophe qui se retrouve, apportant une gravité religieuse à l’accomplissement de son oeuvre poétique, attendant l’inspiration dans le recueillement de l’étude, cachant une docte réminiscence ou la conclusion d’un long raisonnement sous ses images les plus hardies, prêt à rendre raison de chaque vers échappé à sa plume : ses scrupules sont allés jusqu’à vouloir expliquer ex professo, par une rigoureuse analyse logique, les sonnets et les ballades où sa jeune verve s’était d’abord essayée.

Fort de cette force véritable, qui n’est point la roideur, qui est souple parce qu’elle est vivante, Dante savait se prêter au gré du devoir et du besoin, et ramener ensuite toutes choses à ses persévérantes préoccupations. Il n’avait jamais estimé que le culte des lettres fût un sacerdoce exempt des charges publiques : il ne déroba point ses moments à la patrie, pour s’en faire d’égoïstes loisirs. Son éloquence, ailleurs peu prodigue d’elle-même, se répandait sans regret dans les conseils de la cité, comme ses sueurs et son sang sous les drapeaux. C’était cette ambition de se multiplier en quelque sorte pour le bien général, ordinairement confié à des mains inhabiles, qui le faisait s’écrier un jour, hésitant s’il accepterait une mission diplomatique :  » qui donc ira si je reste ? Et qui restera si je vais ?  » il sut obéir aussi aux douces exigences de la société privée.

L’amitié le trouvait fidèle à ses rendez-vous ; son front mélancolique s’éclaircissait dans la compagnie des femmes et des jeunes gens ; on y vantait la grâce de ses manières et la courtoisie de ses discours. Comme il ne se renfermait point dans un orgueilleux mystère, il ne se retranchait pas non plus dans une spécialité jalouse ; il ne dédaignait pas de cultiver les arts, comme la musique et le dessin, où il pouvait trouver des maîtres. Cependant une tempérance rare, une présence d’esprit qui saisissait au passage les plus fugitives occasions de savoir, une attention à qui rien ne pouvait arracher sa proie, une mémoire enfin qui ne connaissait pas la douloureuse nécessité de rapprendre, lui permettaient de poursuivre ses travaux de prédilection, et faisaient que le temps semblait lui mesurer des heures moins avares. Ainsi le vit-on, dans la rue principale de Sienne, penché sur un livre, rester impassible pendant toute la durée d’une fête publique, dont il ne s’aperçut pas. -mais, comme il faut toujours que la nature humaine trahisse par quelque endroit la blessure originelle dont elle est atteinte, les belles qualités de Dante se déshonorèrent quelquefois par leurs excès. Au milieu des luttes civiles, sa haine de l’iniquité devint une colère aveugle, qui ne sut plus pardonner même à l’erreur. Alors, dit-on, dans l’égarement de ses pensées, il allait, jetant des pierres aux femmes et aux enfants qu’il entendait calomnier son parti. Alors, dans une discussion philosophique, prévoyant les objections de ses adversaires :  » ce n’est point avec des arguments, disait-il, c’est avec le couteau qu’il faut répondre à ces brutales doctrines.  » en même temps, son extrême sensibilité, quoique protégée par le souvenir de Béatrix, résistait mal aux séductions de la beauté : le recueil de ses compositions lyriques a gardé la trace de ses affections passagères, qu’il essaya vainement de voiler à demi par d’ingénieuses interprétations. Enfin, l’étude même, qui est le refuge de tant d’âmes péniblement tentées, eut des pièges pour lui. La connaissance de soi-même, si recommandée par la sagesse ancienne, n’est pas sans danger pour les grands hommes : elle les expose à partager d’avance l’admiration de la postérité. Les amis de Dante ont regretté qu’il ne leur eût pas abandonné le soin de sa gloire : on souffre à le voir empressé pour des honneurs qui n’étaient pas dignes de lui. Il est impossible de méconnaître, dans ses écrits, un savoir quelquefois inopportun qui sollicite l’applaudissement par la surprise, et des locutions volontairement obscures qui humilient la simplicité du lecteur. Ces fautes portent leur peine avec elles ; car, en rendant l’auteur moins accessible, elles le privent aussi quelquefois de cette louange familière et préférée, qui se recueille sur les lèvres de la foule.

-toutefois ces faiblesses, pour se faire oublier, ont un secret merveilleux : le repentir. Au XIIIème siècle, on connaissait peu l’art, aujourd’hui si commun, de légitimer le vice par de complaisantes doctrines. On venait, tôt ou tard, demander à la religion l’expiation et la grâce, dont elle est l’immortelle dispensatrice. Ainsi fit le poète ; et, dans un de ses plus beaux chants, il se représenta lui-même,  » les yeux baissés, comme l’enfant qui reconnaît ses torts,  » confessant, à la face des siècles rassemblés, les égarements de sa jeunesse.

Plus tard, il laissa pour dernier testament cet hymne à la vierge, où il offrait les larmes de son coeur comme rançon des mauvais jours qu’il avait vécus. Il voulut revêtir, sur sa couche funèbre, l’habit de saint François. Le reste est le secret de Dieu, qui seul put concevoir tout ce qu’il y avait d’étrange dans ce caractère, un des plus remarquables qui aient passé ici-bas. -les contemporains eux-mêmes ne le comprirent point. Leur étonnement s’exprima par de fabuleux récits, et Dante eut sa légende. On disait le songe prophétique envoyé à sa mère, à la veille de sa naissance ; on affirmait la réalité de ses voyages dans le royaume des morts ; on devait à un double miracle l’intégrité de son poème, deux fois perdu ; plusieurs jours après avoir quitté la terre, il était apparu, couronné d’une auréole lumineuse. Et, s’il ne fut pas permis de lui faire partager l’encens des saints, celui des poètes ne lui a jamais manqué.

Aux diverses vicissitudes politiques, poétiques, scientifiques, par lesquelles Dante passa, correspondent trois sortes d’ouvrages, où se révéla son infatigable activité : 1 le traité de monarchia, théorie savante de la constitution du saint-empire, qui, rattachant l’organisation de l’Europe chrétienne aux traditions de l’ancien empire romain, allait enfin chercher les dernières origines du pouvoir et de la société dans la profondeur des desseins providentiels ; -2 les rime, ou compositions lyriques ; la vita nuova, confession naïve de la jeunesse de l’auteur ; et les deux livres de vulgari eloquentia, ébauche des travaux philologiques par lesquels il sut faire de la langue vulgaire, jusque là dédaignée, un instrument digne de servir les plus belles inspirations ; 3 enfin, le convito, ou banquet, où il se propose de mettre à la portée du grand nombre le pain trop rare de la science, et répand, avec une bienveillante et libre expansion, les idées philosophiques qu’il rassembla dans le commerce des sages de l’antiquité et des docteurs modernes. Toutefois, ce n’étaient là que des préludes, ou des épisodes. L’unité du génie devait se reproduire dans une oeuvre unique : la divine comédie fut conçue.

5 le cadre de la divine comédie devait être emprunté aux habitudes de l’époque, aux exemples des anciens, ou plutôt, au passé tout entier de la poésie. -la poésie, à sa plus haute puissance, est une intuition de l’infini : c’est Dieu aperçu dans la création, l’immuable destination de l’homme présentée au milieu des vicissitudes de l’histoire.

C’est pourquoi elle apparaît, à son origine, revêtue d’un caractère sacerdotal, se mêlant à la prière et à l’enseignement religieux ; c’est pourquoi, dans les temps même de décadence, le merveilleux demeure un des préceptes de l’art poétique. Aussi, dès le paganisme, les grandes compositions orientales, comme le mahabarata ; les cycles grecs, comme ceux d’Hercule, de Thésée, d’Orphée, d’Ulysse, de Psyché ; les épopées latines de Virgile, de Lucain, de Stace, de Silius Italicus ; et enfin ces ouvrages, qu’on peut nommer des poèmes philosophiques, la république de Platon et celle de Cicéron, eurent leurs voyages aux cieux, leurs descentes aux enfers, leurs nécromancies, leurs morts ressuscités ou apparus, pour raconter les mystères de la vie future. Le christianisme dut favoriser encore davantage l’intervention des choses surnaturelles dans la littérature qui se forma sous ses auspices. Les visions qui remplissent l’ancien et le nouveau testament inspirèrent les premières légendes. Les martyrs furent visités dans leurs prisons par des visions prophétiques ; les anachorètes de la Thébaïde et les moines du mont Athos avaient des récits qui trouvèrent des échos dans les monastères d’Irlande et dans les cellules du mont Cassin. Les troubadours provençaux, les trouvères de France, les meistersanger d’Allemagne, et les derniers skaldes scandinaves s’emparèrent des données fournies par les hagiographes, et y ajoutèrent le charme du rythme et du chant. Rien n’était plus célèbre, au XIIIème siècle, que les songes de sainte Perpétue et de saint Cyprien, le pèlerinage de saint Macaire romain au paradis terrestre, le ravissement du jeune Albéric, le purgatoire de saint Patrick, et les courses miraculeuses de saint Bradan. Ainsi, de nombreux antécédents et toutes les tendances littéraires contemporaines s’accordaient avec la foi, qui nous montre les régions éternelles comme la patrie de l’âme, comme le lieu naturel de la pensée. Dante le comprit ; et, franchissant les limites de l’espace et du temps pour entrer dans triple royaume dont la mort ouvre les portes, il plaça, de prime abord, la scène de son poème dans l’infini.

Là, il se trouvait au rendez-vous des générations jouissant du même horizon, qui sera celui du jugement universel et qui embrassera toutes les familles du genre humain. Il assistait à la solution définitive de l’énigme des révolutions sociales. Il jugeait les peuples, et les chefs des peuples ; il était à la place de celui qui, un jour, cessera d’être patient, puisant à son gré au trésor des récompenses et des peines. Il avait l’occasion de dérouler, avec la magnificence de l’épopée, ses théories politiques, et d’exercer, avec cette verge de la satire que les prophètes n’ont pas dédaigné de manier, ses impitoyables vengeances. Là, comme un voyageur attendu à l’arrivée, il rencontrait Béatrix, qui l’avait précédé de quelques jours ; il la voyait, telle qu’il se l’était faite dans ses plus beaux rêves ; il la possédait dans son triomphe. Ce triomphe céleste avait peut-être été l’idée primitive et génératrice de la divine comédie, conçue comme une élégie où viendraient se réfléchir les mélancolies et les consolations d’un pieux amour. -enfin, il se reconnaissait là, comme au point de vue normal de toutes choses : il dominait la création, dont nul recoin obscur ne pouvait lui échapper ; il était convié à faire voir la prodigieuse variété de ses connaissances et la profondeur de ses aperçus ; il pouvait, poète didactique, ébaucher le système entier d’une admirable philosophie.

Or, la philosophie, avec l’austérité de ses formes savantes, ne pouvait occuper qu’un espace restreint, et ne s’unissait point heureusement aux autres éléments du poème : il fallait un moyen, à l’aide duquel elle se transformât, et se répandît par une fusion intime sur tous les points de l’ensemble. Ce moyen fut le symbolisme, procédé philosophique, puisqu’il repose sur la loi incontestable de l’association des idées, et éminemment poétique d’ailleurs. Car, pendant que la prose place immédiatement sous le signe de la parole la pensée proposée, la poésie y place des images qui sont les signes, elles-mêmes, d’une pensée plus haute. Mais l’image destinée à servir ainsi de moyen terme entre la parole et la pensée ne doit point être choisie au hasard ; encore moins doit-elle être composée de traits fantastiques capricieusement réunis. Il faut que cette image soit prise dans l’ordre des réalités ; qu’elle offre une fidèle analogie avec l’idée qu’elle représente ; qu’on y trouve, selon l’énergie originelle de ce mot, un symbole (…), c’est-à-dire, un rapprochement. Les rapprochements de ce genre sont nombreux dans la nature. Le chant des oiseaux est le signe du jour, et la fleur nouvelle celui de la saison ; l’ombre d’un roseau sur le sable mesure la hauteur du soleil dans les cieux. Les poètes des anciens âges avaient le sentiment de ces universelles harmonies : toute chose leur apparaissait environnée de ses rapports ; pour eux, toute comparaison était sérieuse : ils professaient, comme croyances positives, les mythes auxquels ils donnaient d’ingénieuses interprétations.

Il en est de même, dans l’écriture sainte : chaque événement y a tout ensemble une existence réelle et une signification figurative ; chacun de ses plus illustres personnages y remplit un rôle historique et une fonction prophétique en même temps. Le génie de Dante, nourri des traditions de la bible, devait procéder ainsi. Les personnages qu’il met en scène sont réels dans sa pensée, et significatifs dans son intention ; ce sont des idées incarnées, des figures vivantes. Les actes qu’il leur fait accomplir expriment les rapports des idées au nom desquelles ils agissent. Enfin toute sa divine comédie est pénétrée d’un enseignement allégorique, qui en est la vie intérieure. Lui-même le déclare, dans sa dédicace à Cangrande Della Scala.

Héritier des traditions paternelles, Giacopo Di Dante développe plus clairement encore cette intention morale du poème, dans la préface du commentaire qu’il entreprit et dont sa piété filiale garantit l’exactitude :  » l’oeuvre entière se divise en trois parties,… etc.  » les plus anciens commentateurs adoptent et reproduisent cette explication.

6 avant d’aller plus loin, il est temps de jeter un regard en arrière. Nous avons vu comment le mouvement général de transition, qui s’accomplit au milieu de la société européenne du treizième au quatorzième siècle, devait se faire ressentir dans la marche de l’esprit humain ; comment la philosophie, parvenue au plus haut point de sa période scolastique, eut besoin de se populariser et de s’éterniser par les chants d’un poète ; comment elle rencontra celui qu’elle attendait, parmi les élèves de cette vieille école italienne, où le culte du vrai ne fut jamais séparé du culte du beau et du bien ; comment enfin les vicissitudes de la vie de Dante développèrent en lui le triple sens moral, esthétique, et intellectuel. Ce triple germe, grandissant sous une opiniâtre culture, devait porter son plus beau fruit, la divine comédie, et celle-ci, ouverte par l’analyse, devait laisser échapper de son enveloppe brillante et parfumée les semences philosophiques qu’elle contient. Ainsi, nous avons assisté à la naissance d’un grand homme.

Il nous est apparu tel qu’une de ces divinités aux deux visages, que les romains adoraient, regardant d’une part le passé dont il est le représentant, d’autre part l’avenir dont il est le précurseur.

C’est une nature généreuse, qui rend plus qu’elle n’a reçu. Il résume une époque et un pays, et c’est là, pour parler le langage scolastique, la matière dont il se compose ; mais il les résume dans une personnalité puissante, et c’est la forme qui le constitue. Nous avons observé de près la formation d’un de ces livres qui sont immortels : leur durée est celle de l’humanité même, qu’ils ne cessent pas d’intéresser, parce qu’ils expriment toute une phase de ses révolutions, parce qu’ils se rattachent à tout ce qu’il y a de pensées et d’affections immuables en elle. En signalant quelques-unes des origines de la divine comédie, nous les avons vues se perdre dans les dernières profondeurs de l’histoire ; mais il est surtout facile d’y reconnaître l’expression de toutes les préoccupations politiques, littéraires, scientifiques, de la société contemporaine. Enfin, dans cette oeuvre principale et dans les autres écrits qui en sont le complément, nous avons aperçu la présence d’une vaste philosophie, dont l’exposition détaillée va nous occuper désormais, et dont nous pouvons déterminer d’avance les caractères généraux, d’après les faits corrélatifs qui ont été l’objet de nos recherches préliminaires.

Elle sera éclectique dans ses doctrines, comme le furent les plus illustres doctrines d’alors ; poétique par sa forme, et morale dans sa direction, comme il le fallait pour obéir aux habitudes nationales ; elle sera, comme l’esprit de son auteur, hardie dans son essor, encyclopédique dans l’étude qu’elle embrasse. Car une doctrine philosophique peut se comparer à une liqueur : le génie de celui qui la professe est comme le vase où elle est contenue, et dont elle prend la configuration. Les circonstances de temps et de lieu ressemblent à l’atmosphère environnante, dont elle subit la température et dont les vents rident sa surface.

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