De l’aumône

Francisco Javier Fernández ChentoArticles de Frédéric OzanamLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Frédéric Ozanam · Année de la première publication : 1848 · La source : Œuvres complètes T. 7 (ed 1855-1865).
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C’est une thèse préférée des socialistes, de dé­noncer l’aumône comme un des détestables abus de la société chrétienne. Car; disent-ils, l’aumône insulte le pauvre, puisqu’elle T’humilie, puisqu’elle ne lui permet pas de rompre son pain noir sans reconnaître qu’il est redevable à ceux qui se disent ses bienfaiteurs, et qu’élant devenu leur obligé il a cessé d’être leur égal. Ils en concluent que l’au­mône, loin de consacrer la fraternité, la détruit, puisqu’elle constitue, pour ainsi dire, le patriciat de celui qui donne, l’ilotisme de celui qui reçoit. Ce qu’ils réclament pour les opprimés de la misère, c’est un partage qui les satisfasse et ne les oblige pas, c’est un règlement qui les laisse quittes envers la société; ce n’est pas la charité, c’est la justice.

Nous ne saurions méconnaître l’habileté d’une doctrine qui est sûre de ne pouvoir se produire dans les discussions publiques sans se faire couvrir d’applaudissements, puisqu’elle s’adresse au plus opiniâtre des sentiments humains, à celui qui pal­pite sous les baillons comme sous l’or et la soie : nous voulons dire l’orgueil. Oui, c’est l’éternel espoir de l’orgueil humain de se dégager de tout ce qui oblige, parce que toute obligation implique dépendance, mais c’est un espoir éternellement trompé. Non, nous ne connaissons pas un homme, si bien partagé qu’il soit des biens de ce monde, qui puisse se coucher un soir en se rendant ce témoignage qu’il ne doit rien h personne. Nous ne connaissons pas de fils qui se soit jamais acquitté envers sa mère, pas de père de famille honnête qui ait jamais trouvé le jour où il ne devait plus rien à l’amour de sa femme et à la jeunesse de ses en­fants. Quand nous aurions l’honneur de mourir pour notre pays, nous nous croirions encore ses débiteurs. La Providence n’a pas permis que les rapports sociaux se balançassent comme l’actif et le passif d’un commerce bien conduit, et que les affaires de l’humanité fussent réglées comme un livre en partie double. Tout l’art de la Providence, et pour ainsi dire tout son effort, est, au contraire, de lier le passé à l’avenir, les générations aux gé­nérations, l’homme à l’homme, par une suite de bienfaits qui engagent et de services qui ne s’ac­quittent pas.

Ne voyez-vous pas, en effet, que les grands ser­vices sociaux, ceux dont une nation ne se passe jamais, ne peuvent ni s’acheter, ni se vendre, ni se tarifer a prix d’argent, et que si la société rétribue ceux qui les rendent, elle se propose non de les pnyer, mais seulement de les nourrir? Ou bien croyez-vous avoir payé le vicaire à qui l’Etat donne cent écus par an pour être le père, Pinstituteur, le consolateur d’un pauvre village perdu dans la mon » tagne, ou le soldat qui reçoit cinq sous par jour pour mourir sous le drapeau? Mais le soldat fait à la patrie l’aumône de son sang, le prêlre celle de sa parole, de sa pensée, de son cœur, qui ne con­naîtra jamais les joies de la famille. Et la patrie à son tour ne leur fait pas l’injure de croire qu’elle les paye ; elle leur fait l’aumône qui leur permettra demain de recommencer l’humble dévouement d’aujourd’hui, de retourner auprès du lit du cho­lérique, ou sous le feu des Bédouins. Et ceci est si vrai pour le sacerdoce particulièrement, que l’E­glise, en acceptant la rétribution de la messe, n’a jamais consenti à la recevoir comme un salaire, mais comme une aumône, et que les grands ordres religieux du moyen âge, les plus savants, les plus aclifs, firent profession de mendicité. Ne dites donc plus que j’humilie le pauvre, si je le traite comme le prêtre qui me bénit et comme le soldat qui se fait tuer pour moi.

L’aumône est donc la rétribution des services qui n’ont pas de salaire. Car à nos yeux l’indigent que nous assistons ne sera jamais l’homme inutile que vous supposez. Dans nos croyances, l’homme qui souffre sert Dieu, il sert par conséquent la société comme celui qui prie. Il accomplit à nos yeux un ministère d’expiation, un sacrifice dont les mérites retombent sur nous, et nous avons moins de confiance, pour abriter nos têtes, dans le para­tonnerre de nos toits, que dans la prière de cette femme et de ces petits enfants qui dorment sur une botte de paille au quatrième étage. Ne dites pas que si nous considérons la misère comme un sacer­doce, nous voulons la perpétuer : la même autorité qui nous annonce qu’il y aura toujours des pauvres parmi nous est aussi celle qui nous ordonne de tout faire pour qu’il n’y en ait plus. C’est précisément « cette éminente dignité des pauvres dans l’Eglise de Dieu, » comme dit Bossuet, qui nous met à leurs pieds. Quand vous redoutez si fort d’obliger celui qui reçoit l’aumône, je crains que vous n’ayez jamais éprouvé qu’elle oblige aussi celui qui la donne. Ceux qui savent le chemin de la maison du pauvre, ceux qui ont balayé la poussière de son escalier, ceux-là ne frappent jamais à sa porte sans un sen­timentale respect. Ils savent qu’en recevant d’eux le pain comme il reçoit de Dieu la lumière, l’indi­gent les honore ; ils savent que l’on peut payer l’en­trée des théâtres et des fêtes publiques, mais que rien ne payera jamais deux larmes de joie dans les yeux d’une pauvre mère, ni le serrement de main d’un honnête homme qu’on met en mesure d’at­tendre le retour du travail. Nous sommes tous mal­heureusement sujets à bien des hauteurs et à bien des brusqueries avec les gens de métier. Mais il y a bien peu d’hommes assez dépourvus de délicatesse pour rudoyer le malheureux qu’ils ont secouru, pour ne pas comprendre que l’aumône engage celui qui la donne et lui interdit pour toujours tout ce qui pourrait ressembler au reproche d’un bienfait.

Quand vous dogmatiserez contre la charité, fermez du moins la porte aux mauvais cœurs, qui sont trop heureux de s’armer de vos paroles contre nos im- porlunités. Mais surtout fermez la porle aux pauvres; ne cherchez pas à leur rendre amer le verre d’eau que l’Evangile veut que nous leur portions. Nous versons le peu que nous avons d’huile dans leurs blessures : n’y mettez pas le vinaigre et le fiel. Non, il n’y a pas de plus grand crime contre le peuple que de lui apprendre à délester l’aumône; et que d’ôter au malheureux la reconnaissance, la dernière richesse qui lui reste, mais la plus grande de toutes, puisqu’il n’est rien qu’elle ne puisse payer !

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