Aux gens de bien

Francisco Javier Fernández ChentoArticles de Frédéric OzanamLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Frédéric Ozanam · Année de la première publication : 1848 · La source : Œuvres complètes T. 7 (ed 1855-1865).
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Le lendemain des journées de Juin, quand les ruines du clos Saint-Lazare et de la Bastille fumaient encore, l’Ere nouvelle, qu’une popularité inattendue répandait dans les faubourgs de Paris, en profitait pour s’adresser aux insurgés désarmés, pour leur tenir un langage qui ne les ménageait pas, qui ne les irritait pas, et pour leur apprendre à mieux connaître désormais les grands coupables qui les avaient trompés. Les gens de bien louèrent la fer­meté de nos paroles, ils nous firent l’honneur d’y trouver quelque chaleur de cœur et une sincère passion des intérêts du peuple. Aujourd’hui nous leur demandons la même indulgence, car c’est à eux que nous avons affaire. Maintenant que l’appareil des bivouacs n’attriste plus nos boulevards, main­tenant que l’orage parlementaire de l’enquête s’est déchargé de tout ce qu’il portait de foudres, il nous est permis de ne plus taire des vérités qui ont cessé d’être dangereuses, et d’adresser aux bons citoyens une page plus émue que de coutume, sans crainte que les mauvais la ramassent et qu’elle serve à bourrer les fusils des barricades.

On a dit aux gens de bien qu’ils avaient sauvé la France, et nous ne trouvons pas qu’on les ait flattés, car les gens de bien sont, à notre avis, la France même, moins les égoïstes et les factieux. C’est l’immense majorité des huit millions d’élec­teurs qui ont donné au pays son assemblée ; ce sont les huit cent mille gardes nationaux qui se levaient en juin pour la défendre. Mais il ne suffit pas d’avoir sauvé la France une ou plusieurs fois : un grand pays a besoin d’être sauvé tous les jours. La Provi­dence, qui a résolu de nous tenir en haleine, permet que le péril succède au péril. Tous allez et venez tranquillement d’un bout à l’autre de la ville paci­fiée. Mais le danger, que vous vous félicitez de ne plus voir dans les rues, s’est caché dans les gre­niers des maisons qui les bordent. Vous avez écrasé la révolte : il vous reste un ennemi que vous ne connaissez pas assez, dont vous n’aimez pas qu’on vous entretienne, et dont nous avons résolu de vous parler aujourd’hui : la misère.

Vous avez voulu la dissolution des ateliers natio­naux, et vous avez raison. Vous vous réjouissez de ne plus voir les jardins publics encombrés de tra­vailleurs jouant au bouchon la paye de leur oisi­veté, et les places sillonnées par des bandes d’ou­vriers réunis sous un drapeau ou l’organisation du travail était inscrite, et qui en portait la ruine dans ses plis. Mais, parce que les jardins et les places sont vides, pensez-vous que les ateliers particuliers soient pleins, et qu’il ait suffi, comme les habiles l’assuraient, de licencier les chantiers de la nation pour faire sortir de terre les constructions, battre les métiers des tisserands, et fumer les cheminées de toutes les usines ? Voici deux mois que l’industrie jouit de cette paix qui devait lui rendre la vie, et à Paris le nombre des individus sans travail qu’il faut sauver de la faim est encore de deux cent soixante- sept mille.

On les assiste, en effet, et peut-être le souvenir des cinq millions votés dans ce but et dont vous supportez votre part calme votre conscience et satis­fait votre humanité. Mais ceux qui ont l’honneur d’être les distributeurs des secours publics sont moins rassurés. Ils entrent, par exemple, dans le douzième arrondissement, l’une des places de guerre de l’insurrection, et sur quatre-vingt dix mille habi­tants environ, ils trouvent huit mille ménages ins­crits au bureau de bienfaisance, vingt et un mille neuf cent quatre-vingt-douze secourus extraordi­nairement, en tout soixante et dix mille personnes environ vivant du pain précaire de l’aumône. La moitié de ces quartiers, toute la Montagne-Sainte-Geneviève et tout le voisinage des Gobelins, se com­posent de rues étroites, tortueuses, où le soleil ne pénètre jamais, où une voiture ne s’engagerait pas sans danger, où un homme en frac ne passe pas sans faire événement et sans attirer sur les portes des groupes d’enfants nus et de femmes en haillons. Des deux côtés d’un ruisseau infect, s’élèvent des maisons de cinq étages, dont plusieurs réunissent jusqu’à cinquante familles. Des chambres basses, humides, nauséabondes, sont louées à raison de un franc cinquante centimes par semaine quand elles sont pourvues d’une cheminée, et de un franc vingt-cinq centimes quand elles en manquent. Aucun papier, souvent pas un meuble ne cache la nudité de leurs tristes murs. Dans une maison de la rue des Lyonnais, qui nous est connue, dix mé­nages n’avaient plus de bois de lit. Au fond d’une sorte de cave, habitait une famille sans autre couche qu’un peu de paille sur le sol décarrelé, sans autre mobilier qu’une corde qui traversait la pièce ; ces pauvres gens y suspendaient leur pain dans un lam­beau de linge pour le mettre à l’abri des rats. Dans la chambre voisine, une femme avait perdu trois enfants, morts de phthisie, et en montrait avec désespoir trois autres réservés à la même fin. Les étages supérieurs n’offraient pas un aspect plus consolant. Sous les combles, un grenier man­sardé sans fenêtres, percé seulement de deux ou­vertures fermées chacune par un carreau, abritait un pauvre tailleur, sa femme et huit enfants; chaque soir, ils gagnaient, en rampant, la paille qui leur servait de gîte, au fond de la pièce et sous la pente du toit.

Ne parlons pas des mieux partagés, de ceux qui avaient deux lits pour six personnes, où s’entassaient pêle-mêle, bien portants et malades, et des garçons de dix-huit ans avec des filles de seize. Ne parlons pas du délabrement des habits, qui est tel, que dans la même maison vingt enfants ne peuvent fréquenter les écoles faute de vêtements. Du moins faut-il que ces malheureux trouvent quelque part leur nourriture, et que, s’ils périssent de consomp­tion, il ne soit pas dit qu’ils meurent littéralement de faim dans la ville la plus civilisée de la terre. Plusieurs vivent des restes que leur distribuent à travers les grilles du Luxembourg les cuisiniers de la troupe casernée dans le château. Une vieille femme s’est nourrie huit jours des morceaux de pain qu’elle ramassait dans les immondices et qu’elle détrempait dans l’eau froide. Il est vrai que la bien­faisance de la nation arrivait au secours d’une si cruelle détresse : les distributeurs qui vont frapper tous les dix jours à la porte des ouvriers sans tra­vail y laissent un bon d’un kilogramme de viande et trois kilogrammes de pain pour chaque bouche : c’est à peu près la valeur de douze centimes et demi par jour, et c’est pour le douzième arrondissement seul la somme énorme de cent quatre-vingt-dix- huit mille francs par mois.

Assurément le quartier Saint-Jacques et celui du Jardin-des-Plantes ne donnent pas toujours le spec­tacle de la même désolation. Nous y connaissons des rues marchandes, des maisons pauvres, mais habitables, des chambres étroites, mais bien tenues, conservant les restes d’une ancienne aisance, des meubles cirés, du linge blanc, et cette propreté qui est le luxe des pauvres. Mais la comparaison n’en est que plus douloureuse entre le souvenir de ce bien-être, fruit d’un long travail et d’une sévère économie, et le dénûment de ces ouvriers robustes, de ces actives ménagères, qui s’indignent de leur désœuvrement, et qui, après de longues journées consumées aux portes des chantiers et des magasins où on ne les embauche pas, se plaignent de périr d’ennui autant que de besoin. Là du moins il n’y a plus de place pour cette excuse familière aux cœurs durs, que les pauvres le sont par leur faute, comme si le défaut de lumière et de moralité n’é­tait pas la plus déplorable des misères et la plus pressante pour les sociétés qui veulent vivre. Là, quand le visiteur accompagne les secours officiels d’une parole qui en couvre l’humiliante insuffi­sance, à mesure qu’il pénètre dans l’intimité des familles, il y trouve moins de sympathies que de blâme pour l’insurrection, moins de regrets pour le club que pour l’atelier. Le petit nombre de ceux dont l’esprit malade nourrit encore des rêves incendiaires finissent souvent par se rendre à une con­versation amicale et sensée, et par croire à ces vertus dont on leur avait fait délester le nom : la charité, la résignation, la patience. Parmi ces gens des fau­bourgs qu’on a coutume de représenter comme un peuple sans foi, il en est bien peu qui n’aient an dessus de leur chevet une croix, une image, un rameau bénit, bien peu qui soient morts à l’hôpital des blessures de Juin sans avoir ouvert leurs bras au prêtre et leur cœur au pardon. Dans les greniers infects et sur le même palier que la paresse et la débauche, nous avons vu les plus aimables vertus domestiques, avec la délicatesse et l’intelligence qu’on ne rencontre pas toujours sous des lambris dorés; un pauvre tonnelier, septugénaire, fatiguant ses vieux bras pour nourrir l’enfant qu’un fils mort dans la force de l’âge lui avait laissé; un jeune sourd-muet de douze ans, dont l’instruction a été poussée à ce point, qu’il commence à lire, qu’il prie, qu’il connaît Dieu. Nons n’oublierons jamais une humble chambre, mais d’un arrangement irré­prochable, où une bonne femme d’Auvergne, dans le costume de son pays, travaillait avec ses quatre jeunes filles propres, modestes, et ne levant les yeux de leur ouvrage que pour répondre poliment aux questions de l’étranger. Le père n’était qu’un ma­nœuvre et servait les maçons ; mais la foi que ces braves gens avaient gardée de leurs montagnes éclairait leur vie, comme le rayon de soleil qui glissait à travers leur fenêtre et qui éclairait les saintes images collées sur les murs.

On s’effraye avec raison de cette multitude d’en­fants qui grandissent pour le désordre et pour le crime, sans autre éducation que les exemples du cabaret et les tentations de la place publique. On ne sait pas assez que, dans le douzième arrondis­sement, quatre mille garçons et filles ne fréquen­tent pas l’école, faute de place dans les écoles. On ne sait pas que le faubourg Saint-Marceau n’a qu’un asile dont la porte reste fermée à quinze cents enfants de deux à sept ans. En présence de ces tristes chiffres, nous ne voudrions pas croire que la commission des asiles et le conseil muni­cipal contestent à la charité privée le droit de re­cueillir les enfants et de les instruire, et qu’on ne trouve pas les trente mille francs nécessaires pour fonder dix écoles de plus, pendant qu’on autorise le théâtre Saint-Marcel à reprendre le cours de ses représentations, et une nouvelle salle de spec­tacle à s’ouvrir dans la misérable rue du Grand- Banquier.

Voilà les maux, non d’un seul arrondissement, mais de plusieurs arrondissements de Paris; non de Paris seulement, mais de Lyon, de Rouen, et de toutes les villes manufacturières du Nord. Voilà les périls du présent, jugez de ceux qu’amènera l’hi­ver, quand la rigueur de la saison suspendra le peu qui reste de travaux de bâtiments, et jettera qua­rante mille désœuvrés de plus sur le pavé de la ca­pitale ! Nous n’avons assurément pas l’habitude de nous rendre les échos des alarmes publiques; mais nous ne pouvons oublier cette parole d’une sœur de Charité : « Je crains bien la mort, disait-elle, mais je crains encore plus l’hiver prochain. » Et nous aussi, nous le craignons; et en descendant de ces escaliers délabrés, à chaque étage desquels nous avons vu tant de souffrances présentes, tant de dan­gers pour l’avenir, nous n’avons pu contenir notre douleur, nous nous sommes promis d’avertir nos concitoyens, et il faut bien qu’ils nous permettent de nous adresser à tous avec la franchise des gens de cœur et de leur dire :

Prêtres français, ne vous offensez pas de la li­berté d’une parole laïque qui fait appel à votre zèle de citoyens. La mort de l’archevêque de Paris vous couvre d’honneur, mais elle vous laisse un grand exemple. Ceux qui vous ont vus au choléra de 1852 et aux ambulances de Juin ne peuvent pas douter de votre courage, et quand des hommes tels que M. Fissiaux, M. de Bervenger, M. Landmann, tels que les trappistes de Staouëli, ont pris l’initiative des réformes pénitentiaires, de l’éducation profes­sionnelle, des colonies agricoles, on ne peut plus contester votre compétence. Depuis quinze ans plu­sieurs d’entre vous se sont voués à l’apostolat des ou­vriers, et, au pied des arbres de liberté qu’on leur a fait bénir, ils ont reconnu qu’ils n’avaient pas affaire à un peuple ingrat. Défiez-vous de ceux qui le calomnient, de ceux qui vous entretiennent de leurs regrets, de leurs espérances, de leurs pro­phéties, de tout ce qui fait consumer en pensées inutiles les heures que vous devez à nos dangers et à nos besoins. Défiez-vous surtout de vous-mêmes, des habitudes d’une époque plus paisible, et doutez moins du pouvoir de votre ministère et de sa popularité. On vous doit cette justice, que vous ai­mez les pauvres de vos paroisses, que vous accueil­lez charitablement l’indigent qui frappe à votre porte, et que vous ne vous faites pas attendre s’il vous appelle au chevet de son lit. Mais le temps est venu de vous occuper davantage de ces autres pauvres qui ne mendient point, qui vivent ordinai­rement de leur travail, et auxquels on n’assurera jamais de telle sorte le droit au travail ni le droit à l’assistance, qu’ils n’aient besoin de secours, de conseils et de consolations. Le temps est venu d’al­ler chercher ceux qui ne vous appellent pas, qui, relégués dans les quartiers mal famés, n’ont peut- être jamais connu ni l’Eglise, ni le prêtre, ni le doux nom du Christ. Ne demandez point comment ils vous recevront, ou plutôt demandez-le à ceux qui les ont visités, qui ont hasardé de leur parler de Dieu, qui ne les ont pas trouvés plus insensibles que les autres hommes à une bonne parole et à de bonnes actions. S vous craignez votre timidité, vo­tre inexpérience et l’insuffisance de vos ressources, associez-vous. Usez du bénéfice des lois nouvelles et formez des sociétés charitables de prêtres. Epui­sez le crédit qui vous reste auprès de tant de fa­milles chrétiennes, pressez-les à temps, à contre­temps, et croyez qu’en les forçant à se dépouiller, elles-mêmes, vous leur épargnez le déplaisir d’être dépouillées par des mains plus rudes. Ne vous ef­frayez pas quand les mauvais riches, froissés de vos discours, vous traiteront de communistes, comme on traitait saint Bernard de fanatique et d’insensé. Souvenez-vous que vos pères, les prêtres français du onzième et du douzième siècle, ont sauvé l’Eu­rope par les croisades ; sauvez-la encore une fois par la croisade de la charité, et, puisque celle-ci ne versera pas de sang, soyez-en les premiers soldats.

Riches,

— Car si votre nombre est diminué, nous con­naissons des provinces que la détresse publique n’a fait qu’effleurer, et des fortunes sur lesquelles elle a passé comme un nuage, — pendant les premiers mois d’une révolution dont nul ne pouvait marquer les limites, vous fûtes excusables de prévoir l’ave­nir, de songer à vos enfants, et de réunir l’épargne nécessaire pour les chances de la spoliation et de l’exil. Mais la prévoyance a ses limites, et Celui qui nous a appris h demander le pain de chaque jour ne nous a jamais conseillé de nous assurer dix ans de luxe. Nous vivons dans des jours sans exemple où il peut être sage de sacrifier l’avenir au présent, et l’économie au besoin de la circulation. Rouvrez les sources de ce crédit dont vous accusez l’épui­sement. Dépensez, ne vous refusez point vos plai­sirs légitimes dans un moment où ils peuvent de­venir méritoires. — Faites l’aumône du travail, et faites aussi celle de l’assistance. Ne craignez pas de nuire au petit commerce en habillant de vos de­niers ces milliers de pauvres, qui assurément n’a­chèteront ni vêtements ni chaussures avant six mois. Donnez pour les asiles et les écoles, et n’ou­bliez plus ces maisons de refuge, ces providences, ces trois maisons du Bon Pasteur, obligées de ré­duire au quart, au dixième, le nombre de leurs pé­nitentes, et de fermer leurs portes au repentir, quand Dieu lui ouvre les portes du ciel.

Représentants du peuple,

Nous respectons la grandeur et la difficulté de vos devoirs. Nous ne sommes pas de ceux qui, par la témérité de leurs accusations, ont le malheur d’affaiblir le dernier pouvoir capable de sauver la société. Vous poursuivez avec une juste lenteur votre œuvre, pour laquelle l’histoire vous louera d’avoir consumé les mois, si vous avez travaillé pour les siècles. Mais vous n’aurez pas travaillé pour un jour, si vous négligez cette formidable question de la mi­sère, qui ne souffre pas de retard. Ne croyez pas avoir assez fait, pour avoir voté des subsides qui achèvent de s’épuiser, réglé les heures de travail, quand le travail n’est encore qu’un rêve, et refusé le repos du dimanche à des ouvriers qui vous repro­chent le désœuvrement de leurs semaines.

Ne dites pas que les inspirations vous manquent. Nous connaissons dans vos rangs d’excellents esprits et dans vos carions des propositions fécondes. Les amilles des déportés, c’est-à-dire près de quatre mille personnes, vous pressent de les rejoindre à leurs chefs, et de les arracher à ces faubourgs où elles ne donnent que le dangereux spectacle de leur détresse et de leur ressentiment. Une pétition signée de vingt mille hommes vous supplie de les former en colonies agricoles pour l’Algérie. Les landes de Bretagne et les terres incultes du midi de la France vous demandent cent mille bras qui, re­tirés de l’industrie, feraient autant de concurrents de moins aux ateliers encombrés, et donneraient autant de défenseurs à la propriété combattue. Nous n’ignorons ni les obstacles, ni les rivalités, ni les imperfections qui arrêtent chaque projet et qui éternisent les débats. Mais nous n’avons jamais vu que les grands pouvoirs fussent institués pour des circonstances faciles; nous estimons que les rivali­tés d’amour-propre doivent s’effacer devant le be­soin public, et qu’enfin mieux vaut faire imparfai­tement que ne rien faire.

Ne dites pas que le temps vous manque. Sous les fusillades de l’insurrection, l’Assemblée natio­nale demandait à la nuit les heures que lui refusait le jour. On vous voyait à toutes les barricades, ha­ranguant les factieux, encourageant les défenseurs de l’ordre, et l’histoire n’oubliera ni ceux d’entre vous qui y perdirent la vie, ni ceux qui la sauvèrent à leurs concitoyens. Pourquoi ne vous voit-on pas où est le péril du moment présent? Pourquoi n’arracheriez-vous pas vos matinées aux solliciteurs qui les disputent pour visiter aussi ces quartiers déshé­rités, pour monter ces escaliers obscurs, pénétrer dans ces chambres nues, voir de vos yeux ce que souffrent vos frères, vous assurer de leurs besoins, laisser à ces pauvres gens le souvenir d’une visite qui honore et console déjà leur malheur, et redes­cendre enfin pénétrés d’une émotion qui ne sup­portera plus de délais, qui mettra le feu sur vos lèvres et le frémissement dans l’Assemblée, qui la forcera, s’il le faut, de se déclarer en permanence, et de ne pas se séparer sans avoir vaincu la misère, comme dans la mémorable nuit du 24 juin elle a vaincu la révolte?

Ne dites pas enfin que l’argent xous manque. Quand il faudrait puiser ailleurs que dans les res­sources accoutumées, quand vous n’auriez plus rien à attendre de l’économie et du crédit, attendez tout encore de la générosité de la France. Annoncez-lui hautement les mesures qui la sauveraient, et le dé­ficit qui en retarde l’exécution. Ouvrez une sous­cription nationale pour les ouvriers sans travail, non-seulement de Paris, mais de toutes les pro­vinces. Mettez-la sous le patronage et sous le con­trôle de ce que vous avez de plus grands citoyens, de plus éclairés, de plus respectables. Que vos neuf cents noms aient l’honneur d’y figurer les premiers; que les évêques siégeant à l’Assemblée invitent leurs collègues et les trente mille curés de France à publier la souscription dans toutes les chaires ; que le ministre del’intérieur ordonne aux quarante mille maires de l’afficher, de la populariser dans toutes les communes ; recevez en nature comme en argent, que les comptes soient publics et fréquem­ment rendus ; faites-en une affaire de sécurité pour les timides, de patriotisme, de charité pour tous, et je m’étonne bien s’il reste un financier qui vous refuse un billet de banque, et un paysan qui ne vous apporte une poignée de blé.

Citoyens de toutes conditions,

Vous dont la rigueur des temps a retranché le superflu, et vous qui manquez du nécessaire, vous pouvez plus que les autres pour des maux que vous connaissez. Jous ceux qui ont l’expérience de la bienfaisance publique savent que les pauvres ne sont jamais mieux secourus que par les pauvres. A défaut de l’obole que la Providence ne laissera pas manquer, vous vous devez les uns aux autres l’assistance mutuelle des bons offices et des bons exemples. Quand d’autres porteraient au trésor public l’or à pleines mains, vous aurez mieux mérité de la patrie en donnant le speclacle du dévouement, de la résignation et de l’espérance. Le Christianisme a fait de l’espérance une vertu, faites-en la gar­dienne de cette société menacée. Gardez-vous enfin, car c’est le péril des âmes honnêtes et des cœurs haut placés, gardez-vous de désespérer de votre siè­cle, arrachez-vous à ces découragements qui renoncent à rien entreprendre quand ils assistent, disent- ils, à la décadence de la France et de la civilisation, et qui, à force d’annoncer la ruine prochaine d’un pays, finissent par la précipiter.

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