Selon le témoignage de ses amis, on ne saurait, sinon comprendre, – est-il possible de comprendre un tel génie ? -, du moins approcher André Marie Ampère sans apprécier la place essentielle tenue dans son moi le plus intime par la religion. Un article de Xavier Dufour1 ou encore un petit ouvrage de Maurice Lewandowskil2, en traitent mieux que je ne saurais le faire et le lecteur intéressé s’y reportera avec fruit. Avant de traiter de l’amitié qui lia Ampère et Ozanam, je voudrais insister sur la complexité du cheminement intellectuel et mystique de cette âme exaltée, écartelée entre le doute métaphysique et la foi, perpétuellement en quête de la Vérité, tourmentée par son salut éternel.
Si l’on en croit l’autobiographie qu’Ampère nous a laissée, sa première communion fut un des trois événements marquants de sa jeunesse, les deux autres ayant été la lecture de l’éloge de Descartes par Thomas et la prise de la Bastille.
Jean-Jacques Ampère, le père du savant, était un ancien négociant, très cultivé, profondément marqué par les idées philosophiques du temps. Lecteur et acheteur de l’Encyclopédie, admirateur de Rousseau, il avait voulu élever André Marie à l’instar d’Emile, à l’exemple et au rythme de la Nature. Pourtant, il n’avait en rien contrarié l’influence de sa femme, Jeanne Antoinette Desutières. Celle-ci profondément pieuse, conserva jusqu’à sa mort la foi du charbonnier. Cette foi, elle avait voulu la transmettre à ses enfants et plus tard au petit Jean-Jacques, le fils d’André Marie qu’elle éleva après la mort de Julie, l’épouse adorée du savant. Ampère aura ainsi une enfance très chrétienne, mais ensuite, les vicissitudes tragiques de sa vie familiale et sentimentale, amplifiées par le tempérament quelque peu excessif que rapportent ses amis et sa famille, feront de la vie spirituelle d’Ampère une alternance de phases d’exaltation religieuse et de périodes d’indifférence et de doute.
La Révolution à ses débuts est bien accueillie par la famille Ampère qui y voit une étape vers plus de justice, même si l’abolition des privilèges féodaux fait perdre à Jean-Jacques sa charge de procureur fiscal du seigneur de Poleymieux. Hélas, cette vision optimiste prend fin avec les événements tragiques qui conduisent au siège de Lyon et à la répression montagnarde. Jean-Jacques Ampère, condamné pour avoir exercé les devoirs de la charge de juge de paix qu’il avait acquise en 1792, est guillotiné le 23 novembre 1793. Cette terrible épreuve met André Marie dans un état d’indifférence religieuse, qui se poursuit même après son mariage avec Julie Caron. Celle-ci lui en fait reproche dans les lettres qu’elle lui écrit alors qu’il enseigne la physique à Bourg en Bresse. La maladie puis la mort en 1803 de cette femme tant aimée le ramènent à la religion et le plongent même dans une certaine exaltation mystique. Notons qu’un peu plus tôt, lors de la réception le 24 décembre 1801 à l’Académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de Lyon des membres de la Consulte de la future République Cisalpine, après les démonstrations faites de sa pile par Volta, et le discours lu par le jeune Ampère, les deux hommes auraient eu un entretien portant non pas sur la physique, mais sur des sujets religieux.3
Le Concordat de juillet 1801 avait définitivement ramené la paix chez les croyants. Plusieurs associations religieuses se créent alors à Lyon, les unes plus ou moins favorisées par le cardinal Fesch, oncle du Premier consul, les autres dans la mouvance de l’illuminisme de Willermoz. Ampère lui-même, fonde le 4 ventôse an XII ( 24 février 1804), l’éphémère « Société chrétienne »4 dont les procès- verbaux, conservés par son ami Bredin, ont été détruits en 1885 dans l’incendie de la propriété de Taffignon qui appartenait à ses descendants. Ils ne nous sont connus que par les extraits heureusement donnés par Claude Valson dans son livre « La vie et les travaux d’Ampère ».5
La Société chrétienne ne dure que quelques mois. Elle se disloque, lorsque son président quitte Lyon en octobre 1804 pour devenir répétiteur à l’Ecole polytechnique. Ampère traverse alors une longue et douloureuse période de scepticisme et de doutes qu’il exprime à maintes reprises dans ses lettres à Bredin et à Ballanche. Il n’en sort qu’au début de 1817 dans des circonstances inattendues si l’on en croit le peintre Delécluze qui, bien que de vingt ans son aîné, fut l’ami de Jean-Jacques Ampère. Dans son Journal, Delécluze rapporte la visite qu’il fit rue des Fossés St Victor, le lundi 9 janvier 1826 , invité à dîner chez son père par Jean-Jacques. Ce témoignage distancié et sans trop d’indulgence, nous fait pénétrer dans l’intimité de la famille Ampère. Après la lecture d’une tragédie romantique de Ludovic Vinet, faite dans la chambre de Jean-Jacques, qui sera celle qu’occupera Ozanam quelques années plus tard, « il faisait nuit, la chambre était très obscure quand M. Ampère, le père, est entré une chandelle à la main. Cet homme est certainement l’un des plus singuliers qui existent de notre temps. M. Ampère est un des plus forts mathématiciens de notre époque. Outre cela, il n’y a aucune branche des connaissances humaines qu’il ne cultive. Métaphysique, philosophie, sciences exactes et naturelles, économie publique etc., il est au courant de tout : d’après cette exposition, on aurait tort de penser que M. Ampère soit un homme superficiel. Au contraire, dans la conversation, il pèche plutôt par l’excès de la science et il fatigue quelquefois ses auditeurs, faute de se mettre à leur portée. Après ce préambule, on ne risque rien en disant que M. Ampère au premier aspect donne l’idée d’un imbécile. Il a la vue très basse, ses cheveux et toute sa toilette sont en désordre ; il parle lentement, est privé d’élocution et dans toutes ses manières et ses habitudes, il manque absolument d’usage du monde. Il est très dévot ; on assure que sa conversion date d’une époque où, se trouvant en partie fine avec des filles, il trouva chez elles un livre sur la religion qui fit une grande impression sur son esprit. »6
Jusqu’à sa mort en juin 1836, Ampère gardera cette foi profonde, empreinte de mysticisme, presque toujours traversée d’inquiétude religieuse. Toutefois, ne le canonisons pas. Le « Grand Ampère » reste un homme, ce qui le rend d’autant plus attachant. Ainsi, à côté de pensées de la plus haute élévation7, on est surpris de soupçonner chez cet esprit supérieur, des pratiques d’une bigoterie inattendue. Pourquoi, s’il en était autrement, aurait-il conservé ce curieux billet de l’Association des dévots du crucifix8
, qui permet par une série de prières de faire sortir une âme du Purgatoire, et qu’on peut imaginer circulant parmi les dévots de l’Eglise Saint Etienne du Mont, remis pieusement à Ampère par une portière échappée d’un roman de Balzac ou d’Eugène Sue..
Tel est celui auquel le jeune Frédéric Ozanam, alors âgé de 18 ans adresse fin juillet 1831 ses Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon9, brochure de 94 pages qu’il vient de publier chez le libraire lyonnais Périsse, marié à la sœur de la première femme d’Ampère. C’est chez ce même libraire que se fait la première rencontre entre les deux hommes, en octobre 1831.10 Invité rue des Fossés Saint Victor par Ampère, Ozanam lui rend visite le 10 novembre, une semaine après son arrivée à Paris où, déjà bachelier es lettres, il vient suivre les cours de l’Ecole de Droit. Les lettres qu’il adresse à ses parents nous détaillent son installation chez le Papa Ampère, comme l’appelle le docteur Ozanam, père de Frédéric. Leur texte se passe de commentaires :
Jeudi, j’allai rendre une visite d’honnêteté à M. Ampère, membre de l’Institut que j’avais vu à Lyon avec M. Périsse. Après m’avoir fait un accueil très cordial, il m’adressa quelques questions sur ma situation à Paris, sur le prix de ma pension, puis, se levant tout à coup il me conduisit dans une chambre assez agréable occupée jusqu’à présent par son fils et là : « Je vous offre, me dit-il, la table et le logement chez moi, au même prix que dans votre pension. Vos goûts et vos sentiments sont analogues aux miens, je serais bien aise d’avoir l’occasion de causer avec vous. Vous ferez connaissance avec mon fils, qui s’est beaucoup occupé de littérature allemande, sa bibliothèque sera à votre disposition. Vous faites maigre, nous aussi. Ma belle-sœur, ma fille et mon fils dînent avec moi, ce vous sera une société agréable. Qu’en pensez-vous ? » – J’ai répondu qu’un pareil arrangement m’agréerait fort et que j’allais vous écrire pour avoir votre avis.
Or donc, M. Ampère demeure fort près de l’Ecole de Droit : j’aurai cinq minutes de moins pour m’y rendre. La chambre est plus jolie que celle que j’avais ici, de plain-pied avec un jardin, voûtée au-dessous, mais exhaussée sur deux marches d’escalier et fort saine puisque M. Ampère fils l’a habitée jusqu’ici et ne la quitte que pour s’établir en ville. M. Ampère est riche : la table doit être bien fournie. La société est excellente : j’y apprendrai le bon ton et les manières parisiennes, et en même temps j’aurai avec ces deux messieurs, dont les connaissances… [ici il manque quatre pages au manuscrit de la lettre]11
………. Aujourd’hui, je suis bien mieux, puisque me voici fixé depuis deux jours chez M. Ampère. Lundi soir, j’ai déménagé à petit bruit. Mon portier actuel est venu chercher mes effets (je l’ai payé 20 sous parce qu’il m’avait amené un compagnon) Et je me suis installé dans une belle et bonne chambre plancheyée et boisée, ayant deux portes sur le jardin, une bibliothèque pleine de livres allemands, italiens, voire même suédois et espagnols dont je n’use guère, et quelques bons ouvrages de littérature française en petit nombre. C’est la bibliothèque de M. Ampère fils. J’ai un bon poêle de faïence où je ne fais que bien peu de feu par économie, une cheminée de marbre, ornée d’une amphore antique, mais vide depuis bien des siècles de ce bon Falerne mousseux dont parle mon ami Horace. Voici le plan géométrique de ma chambre :
1 et 2 portes vitrées
3 bureau et bibliothèque
4 commode
5 cheminée
6 poêle
7 lit
8 bûcher et débarras
9 chaises et fauteuils
10 escalier de pierre pour descendre au jardin, échelle de cinq pieds.
Vous allez peut-être vous moquer de moi, cependant je parie que ce gribouillage amusera maman, elle se figurera me voir assis devant ma table, me couchant dans mon lit, allant de ma table au bûcher et du bûcher au poêle. Au reste, je puis garantir l’exactitude approximative des mesures, excepté les portes et le jardin que j’ai représentés trop petits. Ma chambre est chaude, claire et gaie : ce sont trois grands points. Le portier qui fera ma chambre, mes petites commissions et nettoiera mes bottes et mes habits et m’éveillera tous les matins est fort honnête, très ponctuel – mais il a fallu lui promettre 5 francs par mois (de plus il éclairera mon feu tous les jours). Je ne sais si j’ai mal fait de conclure ce marché ; mais si j’eusse voulu faire autrement, il aurait fallu m’adresser au dehors et me fier à des inconnus.
La cuisine est ici bonne et variée, sans être pompeuse. A déjeuner on sert deux ou trois plats, du jambon, des côtelettes, du pâté froid par exemple, un plat de dessert et le café au lait ; à dîner, la soupe, trois plats et le dessert. On déjeune à dix heures ; on dîne à 5 heures et demie du soir tous ensemble : M. Ampère, sa fille, sa belle-sœur et le frère de son gendre qui se trouve ici pour quelques mois. M. Ampère est causeur. Sa conversation est amusante et fort instructive : j’ai déjà appris bien des choses depuis que je suis auprès de lui. Ce monsieur qui est ici temporairement entretient fort bien la conversation. La fille de M. Ampère parle assez bien et prend part à ce que l’on dit. M. Ampère m’a paru très caressant pour elle, mais il l’entretient habituellement de science. Doué d’une mémoire prodigieuse pour tout ce qui est scientifique, dans quelque ordre que ce soit, il est oublieux pour toute affaire de ménage. Il a appris le latin tout seul. Il ne fait des vers latins que depuis deux ans et les fait très bien. Il possède l’histoire à merveille, lit avec autant de plaisir une dissertation sur les hiéroglyphes qu’un recueil d’expériences de physique et d’histoire naturelle. Tout cela chez lui est instinctif.
Les découvertes qui l’ont porté au rang où il est aujourd’hui, lui sont venues, dit-il, sans savoir comment. Il termine en ce moment un grand projet d’encyclopédie.
Eh bien, voilà l’homme chez lequel je me trouve colloqué, n’en êtes vous pas bien aise, mon petit père ? J’oubliais de vous dire qu’un excellent ton de politesse règne dans la maison. J’oubliais aussi de vous donner mon adresse : rue des Fossés Saint-Victor, n° 19.12 Je l’ai vu, Chateaubriand, et le grand homme était occupé à se faire chauffer de la tisane ! J’ai vu aussi M. de Lamennais avant son départ pour Rome. J’ai rendu visite à M. Ballanche. Tous ces hommes là sont très affables, point fiers dans les manières, pleins d’une douce, bienveillante politesse ; j’ai été bien accueilli chez eux. J’ai trouvé aussi ici le célèbre M. Ampère, le physicien. Il est Lyonnais. M. Périsse m’avait recommandé à lui et, en effet, ce brave homme m’a offert chez lui la table et le logement à un prix modéré (90 francs). Je n’ai pas balancé à accepter cette offre, mon père a approuvé ma résolution, et aujourd’hui, me voici installé dans une jolie chambre, avec vue sur jardin, jouissant d’une bonne table et d’une excellente société. Car M. Ampère n’est point exclusivement renfermé dans les sciences naturelles, c’est une Encyclopédie vivante : doué d’une prodigieuse mémoire, il apprend tous les jours sans effort et sans s’en apercevoir. Il a appris le latin tout seul ; il y a deux ans qu’il lui prit fantaisie défaire des vers latins, il les fit et les fit très bons. Il parle sur toute matière avec érudition, facilité, agrément. Il a de la finesse d’esprit et plaisante volontiers. Tu vois combien une telle compagnie peut m’être avantageuse. Point n’est besoin d’ajouter que c’est une famille sage, religieuse, exemplaire…13
(15) Il faut d’abord que je vous remercie des bons conseils de toute espèce que vous voulez bien me donner, mais malheureusement tous vos avis sur la politesse se trouvent paralysés par ce bon M. Ampère qui veut toujours être servi le dernier et qui s’impatiente quand on a l’air de lui faire quelque honnêteté. J’ai beau me débattre, il faut absolument que je me serve des premiers sans quoi on se fâche. On a pour moi toute sorte de bontés. Comme on sait que j’aime le thon mariné, il y en a toujours sur la table les jours maigres ; l’autre jour, M. Ampère m’a conduit à l’Institut et a recommandé au concierge de me laisser entrer tant qu’il me plairait. Lundi prochain, il doit m’y mener encore pour me faire avoir la permission de venir lire à la Bibliothèque de l’Institut qui est fort riche et qui est bien moins loin que celle du Roi. Vous êtes bien bonne de me dire que vous m’approuvez d’avoir pris part au jeu et de vous inquiéter de mes soirées de dimanche. Habituellement, le Papa Ampère, comme vous dites si bien, travaille beaucoup et joue peu, et comme c’est lui qui est le boute en train, il en résulte qu’on ne joue que rarement. Le dimanche se passe donc souvent comme les autres jours, c’est-à-dire, cependant, qu’après avoir causé une heure ou deux avec ces MM. et ces dames, je vais m’enfermer dans ma chambre et m’y désennuie comme je peux……
Lundi ou mardi prochain, je toucherai 120fr. Là-dessus, il est vrai que je n’aurai guère que 75 ou 80 fr. à donner à M. Ampère, parce que je ne suis entré que le 5 de ce mois, mais il y aura 5fr. à donner au portier, plus les étrennes au portier, à la domestique et puis il me faudra bien 12 à 15 fr. pour donner de çà et de là mes petits cadeaux, pour payer les omnibus dans lesquels je ferai mes courses de jour de l’an, afin de ne pas me salir ……14
Le choléra a pris une attitude effrayante : dans l’espace de 14 jours, il a attaqué 3075 personnes, il en a tué 1200…..Mais c’est vers Lyon que se tournent mes inquiétudes et la nouvelle que le choléra est à Toulouse n’est pas propre à les calmer. J’en parlais hier à M. Ampère ; ce brave homme ne me conseille pas de partir ; il m’a représenté le danger de tomber malade en route sans pouvoir recevoir d’assistance. L’inutilité, disait-il, de ma présence à Lyon, le danger où je mettrais mes parents si je venais à être malade ou à mourir sous leurs yeux, le risque de prendre l’épidémie en route et de la porter dans votre ville. Il a donc trouvé mon dessein quasi absurde.…..15
C’est ici que prend place une anecdote relative au choléra de 1832, rapportée par Marcel Vincent16 :
« …Le choléra est un démon capricieux : il sévit sur un côté de la rue de Sèvres ou de la rue des Fossés Saint-Victor mais il épargne l’autre côté. M. Ampère a convenu d’un signal avec son jeune pensionnaire s’il se sent malade, il frappera sur le plancher avec un bâton tenu près de son lit et Frédéric devra s’empresser d’aller chercher non pas un médecin mais un prêtre ».
Autre anecdote relative à 1832 : les apologistes comme le comte de Champagny de l’Académie française17, se sont plus à se référer à Ampère pour montrer l’influence édifiante de la piété des grands hommes : « Un jour, dans la première partie de ce siècle, un jeune homme qui devait être lui aussi un grand écrivain et un grand chrétien, Ozanam, conçut quelques doutes sur la foi. Il entre tout troublé dans une église ; il y voit M. Ampère, prosterné dans un coin de l’église, récitant humblement son chapelet. A la vue d’un tel chrétien, tous ses doutes cessèrent. C’est aussi avec Ozanam que dans des conversations scientifiques, s’élevant de la contemplation de la nature à celle de son Auteur, Ampère, mettant sa large tête entre ses mains, s’écriait tout transporté : « Que Dieu est grand, Ozanam, que Dieu est grand ! » ». Je n’ai pas retrouvé d’allusion à cela dans la correspondance d’Ozanam, mais peut-être cela figure-t-il ailleurs dans ses œuvres. Ou bien s’agit-il d’une tradition orale ?
Ozanam quitte la rue des Fossés Saint-Victor le 12 avril 1833 et s’installe à l’hôtel des Ecoles, rue des Grès, pour rejoindre plus aisément ses amis lyonnais, comme lui étudiants à Paris, comme lui « chrétiens dans l’Université »18 fréquentant Lamennais, familiers des conférences du dimanche soir chez Montalembert, fondateurs le 23 avril 1833 de ce qui deviendra la Société de Saint Vincent de Paul.
Il restera ensuite en relation d’amitié avec les deux Ampère. On se souvient que la mise au point de l’Essai sur la classification des Sciences fut l’obsession des dernières années d’Ampère, son œuvre la plus importante, pensait-il. Toujours à la recherche d’un interlocuteur à qui il puisse exposer ses idées, et ce faisant les clarifier et les approfondir, il avait trouvé dans le jeune Frédéric un auditeur privilégié, intelligent, cultivé et déférent qui, deux ans plus tard fera une critique élogieuse de son livre dans la Revue Européenne :
Monsieur,
Qu’il me soit permis de vous témoigner une reconnaissance profonde pour la lettre que vous avez bien voulu m’adresser au commencement des vacances. J’attendais pour y répondre l’apparition du numéro de la Revue Européenne 1 qui devait contenir votre tableau et mon petit article. J’avais sur ce point, quelques explications à vous soumettre. Le retard du numéro, retard qui tient à des causes étrangères et qui du reste, est près de son terme, ne me permet pas d’attendre plus longtemps, et je viens aujourd’hui vous rendre compte de la manière dont je me suis acquitté de l’honorable mission que vous m’aviez confiée.
C’était pour moi une chose bien flatteuse et bien douce d’avoir à parler de cette savante classification des connaissances humaines que je vous ai entendu expliquer tant de fois, d’initier les autres à ces précieux travaux dont j’avais eu les prémices et de placer mon nom sous la protection du vôtre. Mais cette chose n’était pas facile. Après avoir mûrement réfléchi et m’être entouré de sages conseils, j’avais pensé qu’il ne convenait pas à mon âge et surtout à mon inexpérience de formuler un jugement sur un ouvrage qui par tant de points échappait à ma portée ; que d’ailleurs, je ne pouvais pas me borner à une simple et aride analyse, parce que l’ouvrage est déjà si admirablement concis qu’il semble impossible d’en exposer les idées d’une manière plus brève et sans nuire à leur clarté. Dès lors je conçus un autre plan. Je voulais exposer la pensée génératrice de votre grande œuvre, prendre cette pensée à sa source et la suivre dans ses principaux développements, et dans cette esquisse biographique où j’aurais essayé de ne pas blesser votre modestie sans trahir la vérité, faire connaître les services qu’à différentes époques vous avez rendus à la philosophie. Votre extrême réserve a fait qu’en acquérant une immense renommée dans les sciences physiques, vous avez souvent laissé ignorer au commun des hommes ce que vous pouviez dans les sciences morales. Je me trouvais heureux d’avoir à montrer ce beau côté de votre génie qui m’avait été révélé de si près. Monsieur votre fils m’y encourageait, j’espérais trouver auprès de plusieurs de vos amis de nombreux documents, et je comptais rencontrer dans mon cœur des inspirations qui pourraient donner à mon travail quelque mérite.
Malheureusement la plupart de mes espérances ont encore été déçues. Monsieur votre fils, livré à des occupations sérieuses et absorbé d’ailleurs par des affaires de famille, ne put me donner les renseignements dont j’avais besoin. En retour, il m’adressa à M. Bredin qu’il me conseilla de consulter à Lyon ces vacances. J’ai fait trois visites à Bredin, qui m’a reçu avec beaucoup d’affabilité. Mais les examens de l’Ecole vétérinaire prenaient tout son temps ; depuis, le malheur que vous savez est venu l’atteindre et occuper tristement ses pensées, en sorte qu’il n’a pu nullement satisfaire à ma demande. Je ne pus même me procurer aucune espèce d’informations positives sur le point qui m’importait le plus, le cours de Métaphysique professé par vous à la Sorbonne en 1822. Il m’a donc été impossible de remplir le plan que je m’étais tracé ; j’y ai renoncé avec peine, mais que pouvais-je faire dans la pénurie de documents où je me trouvais ?
En conséquence, je n’ai écrit qu’un article très court et d’une valeur tout à fait nulle. Je m’y suis borné à indiquer mon projet et les obstacles que j’avais rencontrés ; j’ai essayé de donner au lecteur une idée générale de cette belle vie dont je ne pouvais lui faire le récit. Puis, passant brusquement à votre ouvrage, j’ai cherché à en apprécier la pensée dominante et à donner en peu de mots les instructions nécessaires pour comprendre votre tableau. De cette manière, ce ne sera point de moi qu’on apprendra à connaître votre œuvre philosophique : ce sera de vous seul. On n’y perdra pas. Mais c’est moi qui perdrai l’honneur et la joie d’avoir fait quelque chose selon vos désirs. Je me confie pourtant en votre indulgence dont j’ai déjà reçu plus d’une preuve ; mon pauvre article paraîtra sous vos yeux dans une quinzaine de jours, vous voudrez bien y jeter un regard bienveillant, accepter cet hommage tout imparfait de ma gratitude et pardonner à mon impuissance en faveur de mes vifs regrets.19
Avec Jean-Jacques Ampère, les relations d’amitié se poursuivront jusqu’à la mort d’Ozanam en 1853. Jean-Jacques sera alors chargé de la première édition de ses oeuvres complètes dont il écrira la préface.
Là s’achève la rencontre de ces grands hommes, à laquelle il ne faut, me semble-t-il, pas donner une importance trop excessive sans néanmoins en négliger l’influence. En effet, c’est après son départ de la rue des Fossés Saint-Victor, qu’Ozanam jettera en 1833 les bases de la Société St Vincent-de-Paul, avec cinq étudiants de ses amis et leur mentor Emmanuel Bailly20. Monsieur Déric a pu être touché et raffermi dans sa foi par l’exemple d’Ampère, sans que pour autant cela détermine une vocation qui, tant comme littérateur et historien que comme catholique militant, a des racines multiples, plus profondes et plus personnelles. Cependant, comme me le fait remarquer Christian Marbach, Amélie Ozanam-Soulacroix, veuve de Frédéric, écrit dans ses « Notes biographiques sur Frédéric Ozanam » : « Frédéric demeura pendant deux ans chez Monsieur Ampère et ce séjour contribua singulièrement à développer son intelligence et sa foi…. Frédéric m’a souvent dit que la manière dont priait Monsieur Ampère lui avait toujours fait une profonde impression »
Quant à Ampère, s’il est évident qu’il a apprécié la compagnie d’Ozanam, pour ses qualités intellectuelles et spirituelles, c’est pure conjecture que de penser que cette amitié a eu une influence sur sa foi religieuse. Remarquons de même que l’affirmation qu’on entend parfois, qu’Ampère a rencontré Lacordaire ou Lamennais est elle aussi une hypothèse que rien dans la correspondance du savant ne vient corroborer. Comme nous l’avons écrit plus haut, la foi retrouvée d’Ampère l’accompagnera jusqu’à sa mort le 10 juin 1836 au Collège royal de Marseille pendant sa tournée d’inspection. Les circonstances de cette mort21 montrent la ferveur apaisée d’un chrétien confiant en son salut.
- Bulletin n° 45 de la Société des Amis d’Ampère : A.-M. Ampère : la foi d’un savant par Xavier Dufour.
- Maurice Lewandowski : A.-M. Ampère ; la science et la foi, Grasset Paris, 1936.
- Communication verbale de Monsieur Droetto. membre de la Société des Amis d’Ampère, qui a consulté à Pavie les notes sur le voyage de Volta, prises par Brugnatelli qui l’accompagnait.
- La Société chrétienne comporte sept membres fondateurs : MM. Ampère, président, Bredin, secrétaire, Châtelain, Déroche, Grognier, Barret et Ballanche, rejoints ensuite par dix associés : MM. Bonjour, Deplace, Coste, de Moidieu, Perrier, Désalines d’Ambérieu, Deplace jeune, Tissier, Cholet, Peissonneau. Ce dernier est un lointain cousin d’Ozanam ; que nous retrouverons, trente ans plus tard, lorsque le jeune Frédéric nouera des liens avec Ampère, sur sa recommandation et sur celle du libraire Périsse, beau-frère du savant.
- Claude Alphonse Valson : « La vie et les travaux d’André Marie Ampère », Librairie catholique Emmanuel Vitte, Lyon, 1ère édition 1885, 2ème édition 1897, 3éme édition 1910. Cet ouvrage a été réédité sous le titre « André-Marie Ampère » en 1936, élagué du « Discours préliminaire », d’un catholicisme très militant, et, ce qui est très dommage de l’appendice qui reproduisait le mémoire inédit d’Ampère « Sur les preuves historiques de la divinité du christianisme »
- Etienne Delécluze : Journal, 1824-1828, publié par Robert Baschet, Paris, Grasset 1936, voir p.298 Etienne Jean Delécluze (Paris 1781-1863), avait étudié la peinture à l’atelier de David et remporté une médaille à l’exposition de 1808 pour son tableau d’Andromaque. Bien qu’il soit connu comme « le peintre » Delécluze, il se tourna alors vers les lettres et collabora d’abord au Lycée Français, puis surtout au Journal des Débats comme critique d’art et critique musical. Il publia également un grand nombre d’ouvrages, histoire, biographies, souvenirs de voyages. Observateur sagace, il tira de la fréquentation des personnalités marquantes dans divers salons littéraires et mondains de la Restauration, des portraits que les contemporains jugeaient fidèles. En 1823-1824, il visita l’Italie dans le sillage de Juliette Récamier et malgré la différence d’âge, fit alors avec Jean Jacques Ampère de nombreuses promenades dans Rome. De retour à Paris, il resta en relations avec lui et fut plusieurs fois invité chez Ampère, rue des Fossés Saint Victor.
- voir Xavier Dufour, loco cito, et particulièrement la « Méditation » qu’on trouvera aussi dans la Correspondance publiée par Louis de Launay, p.540.
- Voici le texte de ce document, qui se trouve au folio 233 de la chemise 298 des papiers d’Ampère conservés aux Archives de l’Académie des Sciences. L’écriture en est malhabile, l’orthographe très fautive et le style défectueux.
Association des dévots du crucifix
Chacun des associés peut recevoir sept personnes et leur donner moyen de participer aux indulgences que notre Très Saint Père ; le papes Urbain 5. et Clément 8. ont appliqué seurs [mot illisible] la couronne dite de la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ à la requête a la faveur de tous les fidèles chrétiens. Le tout confirmé par Paul 5 et Urbain 8 à l’instance de la princesse Salvignie.
Premièrement, celui ou celle qui en état de grâce après avoir communié recevra une couronne composée d’un Pater et de dix Ave ; qui aurait aussi communié et récitant ensemble la dite couronne en l’honneur de la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ gagnera indulgence plénière.
2 Chaque fois que quelqu’un des associés récitera la dite couronne, gagnera les indulgences plénières
3 Autant de fois que quelqu’un des associés regardera sa couronne en l’honneur de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ, la tenant en sa main, levant les yeux au ciel avec foi et confiance, dira dévotement la prière qui suit : mon Seigneur et mon Dieu, je vous supplie très humblement par les mérites infinis de votre mort et passion, d’avoir pitié de mon âme et de me pardonner mes péchés, il gagnera indulgence plénière
4 On la fait en faveur des âmes du Purgatoire et on en délivre une chaque fois, quand même on la ferait mille fois la journée. Tout prêtre associé portant sur soi cette couronne célébrant la sainte messe gagnera indulgence plénière. Chaque associé pourra associer 7 personnes et non plus de la manière qui suit : se mettant à genoux, il la faut demander pour l’amour de Dieu celui ou celle qui la donne dira : je vous donne cette couronne pour l’amour de la passion de notre Seigneur Jésus Christ. Il faut la donner gratuitement et cette couronne ne peut servir qu’à la personne à qui elle a été donnée soit pendant la vie ou après la mort ; Si on venait à perdre la sienne, on peut en reprendre d’autre et cette couronne aura la même indulgence. - cf Ozanam, une jeunesse romantique, éditions Médiaspaul Paris 1994, par le Père Marcel Vincent, p. 160.
- ibid, p 179
- extrait des Lettres de Frédéric Ozanam, tome 1 Lettres de jeunesse (1819-1840) Bloud et Gay [1981], lettre 38, A son père, Paris, ce 12 novembre 1831
- ibidem, Lettre 40, A son père, Paris, novembre 1831 (datation erronée, cette lettre est du 7 décembre 1831, puisque Ozanam a déménagé le lundi 5 décembre comme l’indique sa lettre du 23 décembre à sa mère).
- Ozanam, Lettre 41, A Pierre Ballofet, Paris, 10 décembre 1831
- Ozanam, Lettre 42, A sa mère, Vendredi, Paris, 23 décembre 1831.
- Ozanam, Lettre 42, A sa mère, Vendredi, Paris, 23 décembre 1831.
- Marcel Vincent, loco cito, p. 225. L’anecdote est donnée sans indication de source, ce qui est exceptionnel chez cet auteur
- de Champagny : Le chemin de la vérité, 2e appendice à la 2ème édition, 1874, p .311
- Marcel Vincent, loco cito p. 213 sqq
- Ozanam, Lettre 108, A André-Marie Ampère, Lyon, 10 novembre 1835.
- Communication personnelle de M. Mathieu Bréjon de Lavergne: Emmanuel Bailly, né en 1793, était le directeur de la pension, place de l’Estrapade où avaient lieu les débats de la «conférence d’histoire» qui deviendra la «conférence de charité»
- Le plus proche témoignage que nous possédions des circonstances de la mort d’Ampère est une lettre conservée à la bibliothèque de l’Institut (Ms 2379, pièce XIX). Elle est adressée à Jacques Babinet (1794-1872, X 1812), alors professeur de physique au Collège Saint-Louis, par un certain Billet, professeur au Collège royal de Marseille. Elle a été souvent utilisée, tronquée, par les biographes d’Ampère, à des fins d’édification. La voici au complet. Elle se passe de commentaires et chacun jugera à son gré :
« Monsieur Deschamps, proviseur de notre collège a eu la bonté de me rapporter les diverses particularités de la mort d’Ampère qu’il m’avait déjà racontées l’an passé, et je m’empresse de vous les transmettre telles que je les ai recueillies.
Pendant sa courte maladie, vivement préoccupé des dépenses qu’il allait occasionner au Collège, M. Ampère se demandait s’il pourrait s’acquitter de la dette qu’il contractait, l’énumération de ce qu’il gagnait chaque jour le rassurait à peine, il est vrai que dans cette énumération incomplète, était omise une somme de 50 écus cachée dans un coffre de sa voiture, et retrouvée après sa mort sur l’indication non provoquée d’un de ses amis que ce résultat doit faire considérer comme profondément initié aux habitudes bizarres de ce grand homme.
On eut quelque peine à lui faire garder la chambre, il ne paraît pas avoir partagé les inquiétudes qu’inspira dès le début sa maladie, ni les alarmes qui succédèrent bientôt. Ainsi, trois jours avant sa mort malgré les instances de Monsieur le Proviseur, il se fit un point d’honneur d’assister à un dîner que celui-ci offrit aux inspecteurs ; pendant le repas, cédant sans doute à son mal, il sortit à plusieurs reprises, et quittant enfin la table avant les autres, il se retira, sombre et silencieux.
Le même soir et le lendemain, sa passion pour les échecs inspira de vives inquiétudes, les arguments tirés de l’absence préparée du seul professeur qui pût faire sa partie, n’étaient guère plus heureux que ceux empruntés à l’état de sa santé. Pour peu qu’on s’y fût prêté, il aurait joué sans discontinuer et serait peut-être mort échec et mat.
La veille de sa mort, d’après son désir d’entendre une lecture, M. le Proviseur ayant pris une Imitation, il répondit qu’il connaissait ce texte par cœur et il écouta quelques lignes de l’Histoire des Révolutions de France et d’Angleterre.
M. l’Aumônier du Collège ayant à plusieurs reprises dans ses diverses visites, appelé son attention sur les devoirs d’un chrétien, il le remercia de ses soins, l’assurant que la conscience qu’il avait de son état les lui faisait considérer comme prématurés, que d’ailleurs avant de quitter Paris, il s’était livré à un examen de conscience et avait communié.
Il y eut au reste chez lui dans les derniers instants beaucoup d’affaissement, et, usé avant l’âge, il parut s’éteindre. Tels sont les détails que j’ai pu me procurer. Je désire qu’ils vous offrent quelque intérêt ; peut-être pourrez vous les confirmer s’il y a lieu auprès de son collègue, M. Matter…
Billet. »